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Vidange mes démons (version intégrale)


1

Commencer au début, c’est se risquer dans une zone grise, un dédale de rues, un tourbillon de courses-poursuites en noir et blanc tellement silencieux que l’on peine à se l’imaginer, dont on aurait pu finir par douter de l’existence même. Sur toutes ces nuances de gris, sur ces pavés, sur ces quais, sur ces ponts, dès que l’on y déverse les couleurs – le bleu des gyrophares, le feu violet de la frayeur – dès que l’on y rajoute les cris, les insultes, les ordres et les supplications ; les images, même si elles demeurent irréelles, retrouvent une densité que plus personne ne peut nier, préfet ou pas. Et qui a vu ce film, sait ce que c’est que la terreur. La terreur infligée et la terreur subie.

17 octobre 1961, Paris.

Paris ? Paris en France ?

Oui. Paris : Capitale de la France et des Droits de l’Homme.

17 octobre 1961, ça vous dit quelque chose ?

Vous étiez où ce jour-là ?

Moi ? Moi, je n’étais pas née.

Et… et elle ? ELLE, NON PLUS !

Je ne me fais aucune illusion. Combien d’entre vous se souviennent ? Combien se souviendront ?

Français de souche, bons Français, citoyens de plein droit, permettez-moi de vous dire vous n’avez pas de mémoire. Regardez-vous : vous n’avez plus que des angoisses. Des peurs. Des angoisses et des peurs que vous croyez exorciser en tirant des traits pour délimiter, pour circonscrire des territoires qui seraient vôtres, exclusivement ; où vous seriez en paix, entre vous et en paix.

Entre vous ! En paix !

Entre vous ! Surtout entre vous !

Pourtant, il n’y a pas de trait. Il n’y a pas de frontière. Le monde est sans frontière ! Elle est où, la frontière ? De part et d’autre d’un pauvre fleuve ? Les uns au garde-à-vous devant deux couleurs horizontales ; les autres, en face, idem devant trois verticales. Le vent, l’eau, les ponts et la musique des hymnes qui flottent entre les deux. Vous la voyez où, la frontière ?

Ce cordon sanitaire, c’est pure construction, chimère défensive.

Vauban dans vos cervelles !

Ne faîtes pas semblant d’y croire. Au fond de vous, vous le savez, n’est-ce pas ? Sinon, qu’auriez-vous besoin de vous trouver des boucs émissaires ? Avouez que sans la stigmatisation de cet « eux » repoussoir, vous ne sauriez vous penser « nous ». Pour cette raison même vous l’avez inventé, le « eux » : pour vous bricoler une appartenance, une cohésion à minima, grelottante, grégaire… et plus que tout, fictive…

Mais aviez-vous le choix ? À quoi d’autre pourriez-vous bien appartenir encore dans ce monde pulvérisé qui vous tient tous entre enclume et marteau ? À rien. Il n’y a plus rien. Plus rien de ce qui faisait la France… ses valeurs, sa grandeur, son projet… rien. Rien qui justifie qu’on fasse société. Alors il vous suffit de dire sus au basanés ! Il vous suffit de vous imaginer vaillants croisés veillant sur l’huile chaude, du haut des remparts de l’immémoriale citadelle assiégée pour vous croire liés, unis par un destin. Foutaises !

Et vous voilà, fesses serrées derrière vos Maginot ! Bravo, heureusement que vous êtes là ! Vive la pureté ! Vive Jeanne la pucelle ! Vive Charles Martel ! Vercingétorix ! De Gaulle ! Hourra ! Tout le catalogue de l’histoire falsifiée dans le sens de l’Histoire. Et vous croyez que ça suffit pour faire de vous un peuple ? Tout au plus un troupeau effrayé qui se mène lui-même à l’enclos en ruminant ses légendes nationales.

Votre F(rance), je vous la laisse. Merci.

Et quant à vos drapeaux agités par milliers… ils me font tellement peur !!!

Pardonne-moi, Luz, je commence avec l’intention de parler de toi. D’évoquer ton histoire (qui est aussi la mienne)… et voilà, je me retrouve à insulter la terre qui m’a nourrie !!!

Il faudrait quand même que je me discipline. J’y peux rien… ça remonte par le sang.

Dans ce journal, je voudrais pouvoir garder une trace un peu plus profonde, un vrai chemin d’encoches, un peu plus que les mots que je me dis dans ma tête (ces mots qui finalement t’ont toujours été destinés), ces mots qui m’ont construite, qui me construisent… Je voudrais qu’ils appellent d’autres mots… pour que les choses avancent, se posent, trouvent leur place… que ce soit beau à voir, comme des bûches empilées le long d’un mur de pierres sèches. Avec de la fumée au dessus…

Non ! Pas la fumée ! La fumée, c’est justement ce que je veux éliminer. Je retire la fumée.

Pas le mur, non plus. Non ! Je mets à bas le mur. Mais garde les pierres à portée de main.

Non. Pour que ce soit vraiment beau et touchant, je ne garde que les mots, les traces, les douleurs…

empilées comme des bûches,

toutes nos ombres intimes,

malgré les interstices, toutes nous faisant face

toutes nous faisant face, malgré les interstices.

Bon, je finis quand même ce que je voulais dire à ce pays, des raisons qui m’ont poussée à m’en exclure (puisqu’elles sont liées, ces raisons – oh combien ! – au jour où tu devais voir le jour).

Qu’est-ce que vous croyez ? Que je ne sais pas que je perds mon temps quand je m’adresse à vous, François de pure caste, bons Français ?

Je le sais parfaitement.

C’est vrai, pourquoi est-ce que je perds mon temps avec vous, chers abonnés à F(rance) Moisir… puisque je n’ai rien à vous dire.

Puisque je ne suis pas des vôtres.

Ni des « nous », ni des « eux ».

De la même façon que vous niez l’histoire, moi je m’assieds sur votre géographie, sur votre folklore de racines, sur votre pureté imaginée.

Je ne suis pas des vôtres. Je ne suis pas d’un pays qui a pu à la fois assumer et occulter que sa Police ait pu tuer et balancer à la Seine des hommes par dizaines…

Je ne suis pas des vôtres !

Et puis déjà, veuillez considérer que je n’existe pas.

Je vous assure que c’est là une excellente approche pour délimiter ce non-lieu où je me terre, pour définir ce non-être que je suis devenue.

Pourquoi ?

Parce que le jour où l’huile sera chaude, le jour où votre haine voudra s’exprimer à nouveau, s’exprimer pour de vrai… sur une plus grande échelle… ce jour-là,

qui viendra,

qui ne peut pas ne pas venir…

vous ne saurez

ni où

ni qui

je suis.

Est-ce que j’ai peur ? NON. Je n’ai pas peur !

En tout cas, je n’ai pas peur de vous.

Allez, suffit.

Dégagez, les fumées !

Au paddock, la Patrouille de F(rance) !

Revenons…

à ce soir-là…

à elle,

à ma lumière.

C’est de toi que je veux parler…

Ce soir-là, le soir du 17 octobre 1961, les fées penchées au-dessus de ton berceau avaient de longs manteaux et des matraques épaisses comme des sourcils. L’ambulance qui conduisait la mère à l’hôpital avait été bloquée. Plusieurs fois. Puis réquisitionnée. Alors… en dépit de son état (elle avait perdu les eaux dans l’escalier en descendant) elle avait dû passer à l’avant, laisser sa place sur la civière à ce fantôme ruisselant que l’on avait chargé comme un cadavre de cheval, avant de foncer vers les Urgences. Elle, elle n’avait déjà plus le droit à la parole. Elle n’avait plus d’adresse. Plus d’identité. Elle n’était plus, aux yeux de tous, que ce qu’elle semblait être. Ce qui revient à dire qu’au fur et à mesure que l’hystérie montait, elle était concrètement devenue cette femme massive, passive, muette, trop brune, trop bronzée, trop frisée… que les plantons ont agoni d’injures jusqu’à la salle de travail et qui, plus jamais depuis, n’a été une personne, n’a retrouvé le cours paisible de sa vie.

Elle est restée seule deux jours, le temps que papa parvienne à retrouver sa trace, fournisse les preuves, les certificats, les papiers des patrons… deux jours ! Dans cette ambiance de camouflage d’État, impossible d’accéder aux services d’urgences… Quiconque prétendait poser des questions devenait suspect. Même les journalistes devaient aller pêcher leurs preuves dans la boue des baraquements où les mères algériennes comptaient et recomptaient les manquants.

La mère, la notre, jamais plus la peur n’a quitté son ventre. Terrorisée à l’idée que l’on puisse la prendre encore une fois pour une Arabe (elle, elle dit plutôt Maure), elle n’a plus jamais quitté la maison.

Pour papa, le jour où tu devais voir le jour reste entaché de cette insurmontable culpabilité de n’avoir pas été là. Il travaillait. Une bricole… deux ou trois heures bien payées d’après chantier… avec un copain… un tâcheron, comme lui.

Inutile de dire qu’ensuite, plus rien n’a été comme avant.

Combien de fois me la suis-je imaginée, cette nuit du 17 octobre 61 où tu n’es pas née ?

Combien de fois m’ont-ils fait taire alors que je les questionnais ?

Je suis arrivée cinq ans après. Un accident aux dires de la mère !

Et moi… toute mon enfance… toute ma putain d’enfance, j’ai dû boire cette honte, cette trouille et cette culpabilité dans chaque gorgée d’air que j’ai prise près d’eux !

J’aurais pu en mourir.

De la phobie du dehors, surtout. De la phobie des autres.

Mais je ne suis pas du même bois !

Je crois bien que j’ai toujours eu un poing serré pour me défendre et un bras tendu pour les repousser…

J’ai fugué à chaque fois qu’ils m’en ont laissé la possibilité… j’ai vécu seule dès que j’ai pu… sans donner de nouvelles… et je n’en donne toujours pas… et je ne sais même pas si la mère… enfin… je veux dire…

non ! rien !

Mais… en tout cas, du jour où j’ai décidé que vous ne m’aimiez pas, en un sens, tout est devenu plus facile. J’ai pu vous détester… Ce n’est même pas ça. Pas tout à fait. Ce n’est pas détester… c’est… En espagnol, on dirait pasar de vosotros mais en français ? Ce serait presque faire abstraction de vous, mais c’est trop littéraire, surtout pour un sentiment aussi animal que celui dont je parle. Ce n’est pas me passer de vous qui sent encore le manque, le regret… non, c’est plutôt faire comme si vous n’étiez pas là, vous ignorer. Oui, vous ignorer, c’est plutôt ça.

Me l’a-t-elle assez dit, la mère, que j’étais laide ! Tellement laide à la naissance, que même à la famille on n’avait pas envoyé de photos. En avait-on fait, des photos ?

Je n’ai pas de photos. Ni de moi, ni de nous.

Si ! Une ! Une photo de leur mariage, volée dans l’album de la grand-mère. Vous souriiez. Elle, d’un sourire de madone, tellement périmé ! Et toi, Papa… en adoration, un bras autour de son épaule (Ah ! Quand même ! Ça a pris du temps mais elle est à moi !) Fier, ouais. Fier… mais quand même à genoux, au pied de ton idole. Elle tient un chapelet. Je suis sûre qu’elle priait. Au moment de la photo, au pied du lit nuptial, à cheval sur le bidet… je suis sûre qu’elle aura prié !

Je l’aimais pas cette photo. J’ai fini par la perdre.

Interdiction FORMELLE… de parler de toi.

Même ton nom… jamais.

Je ne peux pas imaginer que l’on ne t’ait pas baptisée…

et pourtant…

non, jamais on ne m’a dit…

ni pour ta tombe, ni pour rien.

Juste le sexe : féminin

et la situation dans la fratrie : aînée, née morte.

Alors ton nom, le nom de ta présence tutélaire, c’est moi qui te l’ai donné. À défaut de tout le reste.

Tu sais que j’ai besoin de ça, Luz : de te nommer, de te parler, de… de mettre par écrit tout ce que je ne pourrais jamais poser sur ton oreiller, dans l’odeur de tes cheveux, ma grande sœur ; avec mes larmes, mon inexpérience, ma peur et mon incertitude de fillette… de fillette dont personne jamais…

n’a caressé les cheveux…

2

Comme dans l’œil

le O au E lié

ou dans le décorum étrusque

vase brisé

d’un rêve étrange réitéré,

nos vies se tiennent mon aînée.

Ou plus exactement…

elles s’enchaînent depuis que je sais.

3

Qu'est-ce qui m’a pris de monter le Journal à Olive.

Évidemment, la date du 17 octobre 1961… pour lui, ça n’évoque rien...

Comment ai-je pu penser…?

Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas. L’ambiance…

On avait bien bossé lui et moi… Il avait mangé là. Il n’était pas pressé. (Il n’est jamais pressé). Il se roulait son petit pétard sous le auvent, tranquille… Alors… oui, effectivement… au repas, on avait parlé d’écriture… mais de là… à lui sortir le cahier !

Je l’aime bien, Olive. Des fois, je lui demande de venir me donner un coup de main même quand ça n’est pas vraiment nécessaire. Comme ça : pour le plaisir. Pour le plaisir d’être avec lui. Il n’y a pas grand monde avec qui je me sente bien. Et surtout… pas beaucoup de mecs ! Bon, le boulot, les poissons, il n’y connaît rien. Les horaires, il s’en tape. Il ne saura jamais lancer les granules sans en semer partout dans les allées… mais… mais je me sens bien avec lui. C’est tout. Y’a pas d’explication à ça. Il m’apaise. Il baisse les curseurs dans le reste du monde ! Quand il est là… c’est comme si je savais que rien de grave ne peut m’arriver. Rien à voir avec la virilité. Pas du tout. Au contraire. La virilité ne m’a jamais rassurée. Non, c’est… c’est juste sa façon de prendre tout à la légère.

Il estompe… il adoucit… oui, il met du feutre et du flou…

Et c’est bon !

Parfois.

Parfois, mais pas toujours.

C’est mon petit frère…

mon petit frère insouciant… déjanté…

attentioné, aussi : hier il s’est pointé avec une bouteille de vin blanc ! Ça fait plaisir… une attention…

Mais c’est pas ça. C’est pas à cause du vin !

Franchement, je ne sais pas ce qui m’a pris. Ton cahier, Luz, il est pour toi et moi, c’est tout. C’est sacré !

Mais là…

Et il me donne son avis, en plus, cet imbécile ! Trop pathos ! Pathos à mort il a dit et puis trop littéraire… ( ???) Et pourtant dieu sait que j’ai essayé de le faire taire quand j’ai vu le museau qu’il tirait ! Son avis, je n’en voulais pour rien au monde ! Sous aucun prétexte ! Mais non ! Il a fallu qu’il me le dise…

En plus, il prétend que je me fais du mal à remuer tout ça. Qu’est-ce qu’il y comprend, lui ? Hein ?

Ça ne se reproduira pas. Le Journal Violet, c’est entre toi et moi. Personne ne mettra son nez là-dedans.

Alors voilà, je vais en démarrer un autre, de cahier : un noir. Noir comme tous les matins. Juste une trace du fil des jours… des jours qui se ressemblent tellement. Un journal de captivité si on veut. Factuel. Brut de brut.

Parce que je ne veux pas tout mélanger. Notre histoire, qui est tout ce dont je me compose… et puis le quotidien, le presque rien. Je n’irai sur le Cahier Violet que pour venir à toi. Et je continuerai mon déballage quotidien sur l’autre journal, le Noir. Parce que j’ai trop besoin de ça… d’écrire, je veux dire. Si je n’écris pas tous les soirs, je ne peux pas m’endormir. Il y a des gens qui lisent… moi j’écris. Je ne lis pas. Un jour, j’ai cessé de lire. Rien à foutre de la vie des autres… de l’aventure, de l’eau de rose, du suspens, du frisson. Je ne lis pas pour m’occuper les yeux. Je ne lis plus pour m’occuper les yeux. Il y a eu un temps où je lisais pour me distraire (au temps des bibliothèques). Je dévorais tout ce que je trouvais. Une vraie boulimie. Comme un gouffre à combler. Ou alors… plus vraisemblablement même, la volonté de noyer sous les mots des autres, tout ce qui puait tant en moi : les souvenirs hurlant comme des loups, les idées noires, les tentations tellement familières… tout le merdier de cette époque, il fallait s’en abstraire. Oui, je lisais pour me distraire. (Distraire, c’est voler : entendu de la bouche de je ne sais plus qui à la radio, un intello qui a fait de la taule). Il n’empêche… plonger à s’y noyer dans les histoires des autres, dans le roman, dans le mélo, à un moment, ça m’a sauvée. Je le sais. Je ne le renie pas. Je dis juste que je suis passée à autre chose. Écrire, c’est tout autre chose. Écrire ça n’abstrait pas, bien au contraire. Écrire, ça ne fait rien taire. J’en conclus que j’ai grandi, que j’ai moins peur qu’à l’époque, moins peur qu’au temps des bibliothèques.

Faudrait voir…

Alors évidemment, quand on se met à lire, on commence par des romans faciles et puis on monte en gamme, on va vers les Auteurs. La Littérature, la vraie !

On dévore. On engrange. C’est un autre monde qui s’ouvre, immense, chatoyant, infini, quand on a toujours été dans le pas assez de vie… le pas assez d’études, le défaut de tout et l’absence à soi-même.

Et puis soudain… un jour… cette impression que tout est faux, que tout est toc ou doctrinal ou futile, ou inepte… mais surtout MORT ! Qu’il n’y a personne derrière tous ces mots enfilés comme des perles. Des personnages sans vie, sans ancrage dans le réel ; des histoires qui ne nous concernent pas, racontées par des gens qui ne les ont pas vécues ; et puis derrière, un Auteur : c’est à dire quelqu’un qui ne sait pas me parler, peut-être même qui ne veut pas me parler… je veux dire à moi, à des gens comme moi. Quelqu’un qui écrit pour se retrancher lui (dans son petit monde peuplé de chers confrères) et pour m’exclure moi. Du vide : de la littérature ! Des mots qui s’enchainent plus ou moins joliment pour faire des phrases. Rien qui me parle.

Ayant décrété que les mots des autres, ce n’était pas ce dont j’avais besoin, j’ai commencé à la tourner dans ma tête, l’idée d’écrire.

Je n’ai pas écrit tout de suite. Je n’y arrivais pas. Je ne lisais plus déjà, je n’écrivais pas, j’étais face à moi-même et rien ne s’effondrait. À croire que j’avais grandi, entretemps, pour être capable d’affronter en face à face ce chaos qui balance au fond de moi et qui fait tant de bruit.

Non ! Je mens !

J’ai quand même continué à lire… un petit peu… de la poésie. Des trucs que l’on ne comprend pas ou à moitié. Qu’il faut lire, relire et relier. Des trucs qui ne se laissent pas capter d’emblée mais que l’on doit saisir par morceaux, en n’étant jamais sûr de rien tenir… ça oui, d’accord…

Là, dans le peu que je comprends, je vois que je suis dedans et ça me va. C’est peut-être juste l’effet de mon interprétation… peut-être que si au lieu de la poésie, je m’étais branchée sur l’astrologie ou sur le bouddhisme, le résultat aurait été le même… peut-être que ce qu’il faut, c’est s’absorber dans quelque chose qui ne se laisse pas saisir et t’oblige à avancer des interprétations… oui, peut-être que c’est juste ça… croire que l’on comprend un tant soit peu et voir l’effet qu’il fait en nous, ce peu que l’on pense avoir compris. Je ne suis pas très exigeante. Je ne suis à la recherche que de ma propre vérité…

Un jour, j’ai commencé à écrire. Pourquoi ? Pour moi. Au début sans y croire, sans chercher à comprendre. Et maintenant, j’en ai besoin. Sans ça, je ne saurais comment passer d’un jour à l’autre.

Ça me fait penser que chez un frère de papa, près du buffet, il y avait une éphéméride. Sitôt rentré, avant même de poser son blouson, avant même de venir claquer la bise à la tante, bourrer le dos de papa, poser sa grande pogne de prolo sur mon épaule le temps d’un baiser râpeux, l’oncle José, il arrachait rageusement la feuille du jour. Personne d’autre n’y touchait, à ce calendrier. Que lui, le soir, en rentrant du boulot. À partir de là, évidemment, la date n’était plus la bonne … mais ce qui comptait pour lui, c’était de tirer un trait sur cette journée. Quitte à truquer, une fois le travail terminé, il fallait qu’un jour neuf commençât…

Pourquoi je pense à ça ?

Oui ! Pour dire que moi, c’est le contraire : moi, pour passer d’un jour à un autre, il me faut ajouter une feuille.

C’est débile ? Peut-être… sans doute…

Alors, j’écris, tous les soirs.

Rien. La journée, les rencontres…

Le rase-motte du jour le jour.

Et c’est ça que je ne veux plus mélanger avec ce que je te dis à toi, ma lumière, ma sœur. Ton journal, je veux le garder pur.

Comme toi. Comme l’image de toi que je me suis inventée… comme l’oreille pure que tu prêtes à mes mots, à mes maux…

Dans les Cahiers Noirs, je continuerai à évoquer le fil des jours, sans date, sans repères… qu’importent le jour et l’heure puisque le lieu et les protagonistes ne changent pas. Ou si peu. Ou se contentent de se succéder comme s’ils étaient interchangeables. Des faits. Juste l’enchainement des jours qui se ressemblent tant, qui riment tellement à rien.

Ah, t’en veux pas du pathos !

Eh bien, y’en aura pas. Pas un gramme, pas une once.

Et je m’interdis d’être émue.

Autant il m’a fait mal, ce con d’Olive. Autant là, maintenant… si je l’avais devant moi, je lui dirais… merci. Il a raison. Il a foutrement raison ! L’émotion, le sentimentalisme, il n’y a rien de mieux pour nous couler. Et puis… si on était vraiment honnêtes avec nous-mêmes, on se serait laissés noyer par notre premier chagrin. Non ?

Et pourtant, on est là, survivant à nos déchirures. On est des plaisantins. Si on était honnêtes, on refuserait de dépasser tout ça, de cicatriser, de… comment ils disent déjà ?… de faire le travail de résilience. Mon cul ! Le travail de résilience ! Le travail de deuil, mon cul ! Si c’est sérieux, on en crève et point barre ! Sinon, c’est qu’on en rajoute, que c’est pas si profond ça, l’entaille, l’écorchure.

Je parle même pas de ceux qui, comme vous, mes chers parents, grattent leurs croutes tout une vie durant… pour ne respirer plus qu’au travers de leur plaie, posant leurs lèvres sur les lèvres du trauma ! Mais ça… ça, c’est le cran au-dessus ! La douleur au plein centre, la douleur en plein cintre : la clé de voute de toute une vie. Rien d’autre que la douleur, sucée jusqu’à l’os. Personne d’autre que le cadavre. Un cadavre au milieu de la pièce, un cadavre à ta table, dans ton lit. La présence d’un absent… et rien d’autre.

Stop ! STOP !

Donc dans le Cahier Noir, je ne veux pas des pleurnicheries, pas de pathos.

Je m’interdis d’être émue.

D’accord ?

D’accord. Promis ! Juré ! Craché ! Je crache !

Je crache sur l’émotion. Je crache sur les larmes dont vous m’avez nourrie.

Ton cahier, Luz, Le Journal Violet, c’est autre chose. C’est un travail profond qui passe par toi, qui mène à moi, qui cherche, qui plonge, qui explore… Je sens que c’est le moment. Oui. Je sais que c’est le moment.

Sally, en bas, couine de temps en temps. Elle n’aime pas quand je monte sur le toit de l’entrepôt d’à côté. Elle sait que ce n’est pas bon signe. Ne t’en fais pas, ma fille, je crois que j’ai trouvé une solution… enfin… on verra… mais je crois qu’entre les deux cahiers, je vais pouvoir…Mouais, on verra bien…

Le jour se lève à peine. Dans le lointain, sur l’autoroute, le défilé des semi-remorques est en train de redevenir ce serpent si concret qui nous encercle de marchandises quand, quelques minutes plus tôt, il n’avait de réalité qu’un ronronnement familier, rassurant, oui… rassurant même, à force d’habitude.

Il reste quelques oiseaux quand même. Encore.

Je descends, Sally. Je descends.

4

JOURNAL ? JOURNAL VIOLET ?

Non, non, JOURNAL. C’est mieux. Pas la peine que la couleur vienne me rappeler que, dès le départ, par… par fatuité sans doute… je l’ai violé, ce journal.

JOURNAL

Elle vient de partir. Bon vent !

Et c’est vers toi que je reviens.

Elle n’a pas dit un mot. Elle saignait un peu de la lèvre : ma ruade de tout à l’heure…

Sally attend de savoir si elle peut monter sur le lit. Elle fait sa tête de Christ au Sépulcre : un peu de biais, les oreilles tombées. Un sourire suffit pour qu’elle sache que c’est oui. Elle s’installe au creux de moi. Je pose ma tête sur la sienne. Je remonte le drap. J’ai froid.

En partant, elle a laissé la porte ouverte, mon amante d’un soir.

Le jour n’est pas encore levé. De peu. La porte bat sur la nuit qui finit.

Et là, tout à coup, c’est comme si le voyais dans le rétroviseur de sa moto qui s’éloigne pour toujours, c’est comme si je le voyais, ce battement de lumière, cette respiration de mon précaire espace vital… puis (travelling arrière fulgurant) je le vois depuis les collines de la Baume. C’est alors comme une longue phrase de morse qui s’écrirait par l’entrebâillement… et qui dirait (À qui ? À personne ou alors à la nuit qui se tire… encore une… une de plus… ou une de moins) qui dirait… ma suffocation, mon étouffement dans ces 6 m2, sur ce terrain, dans cette zone, dans cette vie…

Et ça continue !

Je le vois tellement !

C’est fascinant : c’est comme dans un film.

J’ai les images derrière les paupières. Au fur et à mesure que la moto avance, le champ s’élargit. S’égrènent les lampadaires de la zone : rangées de cônes orangés. Passé le giratoire, les enseignes de toutes les couleurs, les vitrines éclairées pour personne… et toujours – comme en surimpression – la lueur intermittente de ma caravane/prison. Ensuite, jusqu’à la bretelle, ça s’accélère. Les glissières défilent, vers l’arrière. Vite. Plus vite. Jusqu’à ce qu’il se produise comme un envol.

La caravane, vue de haut, devient un minuscule rectangle clair au milieu de la zone de hangars. Magasins, succursales, entrepôts… c’est monstrueux. C’est tout simplement monstrueux !

Voici les pistes de l’aéroport. Toutes ces haies de loupiotes bleues qui finissent à l’étang. Pauvre étang !

Grande et majestueuse courbe sur l’aile droite. Survol de la zone de pavillons qui ceinture le centre d’affaires, le nouvel IDÉA qui vient d’ouvrir.

Plongée vers une rue. Vers une bicoque comme les autres. Une grille. Une cour. Une fenêtre éclairée. Une femme qui attend. Sa mère, sans aucun doute.

Elle gare sa moto sous le balcon.

Elle entre.

Je ne serai jamais allé chez elle.

Mais moi…

moi, là, à l’instant,

au sortir de ce rêve/travelling menteur et prometteur comme un générique de film…

moi, je sais où je suis.

Je ne sais pas si je peux en être fière mais je sais où je suis.

Et puis surtout je sais pourquoi.

5

Hier donc… levé une pintade !

Pas mal. Souple, sensuelle. Et une peau !

La doul… (Ah ! Ah ! Douleur de la peau au lieu de douceur ! Elle est bonne, celle-là) !

Oui, la douceur de la peau, c’est un truc qui me rend dingue !

Beaux cheveux, belles fesses… bien… tout ce que j’aime.

Pas pensé une seconde à Caro. Ni avant, ni pendant, ni après. Ça, si c’est pas un signe !

C’était une motarde, l’autre. Oui, encore ! Je sais pas ce que j’ai avec les motardes en ce moment ?

Tout parfait, donc. Complice. Tendre. Tout bien quoi !

Jusqu’au moment où elle est venue me casser les ovaires avec LA question… « Bélisa, c’est… c’est…? »

J’ai essayé de la stopper net… en douceur, d’abord, en lui demandant si elle avait rien de mieux à faire avec sa bouche si brûlante et si douce…

Effectivement, elle avait !

Alors j’ai cru que c’était bon, qu’on était passé à autre chose. Mais non. Encore une fois, pas moyen d’y couper. « T’es d’où ? Je veux dire… c’est quoi comme origine, Bélisa ? ».

Alors je l’ai poussée en bas du lit… à coup de lattes. Oui.

Elle croyait qu’on jouait. Je ne joue pas avec ça. Quand j’ai appelé Sally, qu’elle s’est mise à grogner en hérissant le poil… elle a bien vu qu’on ne rigolait pas.

Elle s’est rhabillée vite fait, en silence, tête basse, les yeux cachés par ses cheveux qui tombaient en avant, tellement moins beaux que quand j’avais mon poing dedans et qu’elle hennissait. Elle faisait un peu pitié quand elle s’est énervée pour remonter son futal qui résistait.

Faut pas venir me chercher sur le terrain des origines ! Qu’est-ce qu’on s’en fout de savoir où ma mère m’a pondue !

Qu’est-ce qu’ils ont tous à considérer que c’est l’étape primordiale de tout échange, savoir d’où sort celui qui est en face de toi ?

Du con de ma mère, je sors. Comme tout le monde ! Où j’ai poussé mon premier cri ? Entre ses jambes, sur son ventre, dans ses bras ! Le reste, punaiser sur l’atlas l’endroit précis. Longitude, latitude, tout le bazar. Pour quoi faire ? Pour définir un truc qu’on appellerait racines ?

Ma racine, c’est mon cri. Pas la géographie.

Je regardais le plafond, genre bon, ça y est, tu décolles, machine ? mais je la regardais quand même du coin de l’œil et constatais qu’il n’y avait plus rien de beau en elle. Extinction générale des feux ! Elle n’a levé les yeux qu’au moment de récupérer son casque au pied du lit. Et dans ses yeux y’avait plus rien non plus. Dommage ! Je pensais Ta peau, ton cul… je les ai aimés, pépette, mais là… je sais que c’est fini, n-i, n-i, ni-ni.

Pas grave.

Bah ! Il y’a toujours Caro.

Elle est bornée… elle a pas invité le fil à couper l’eau chaude… elle est tout ce que tu veux…

mais elle est là.

Je la traite pas très bien… c’est sûr.

Mais je la traite comme elle me laisse la traiter. Alors ?

Je crois que quand j’ai bu… ça se voit.

Hein, mon style ?

Tu t’es vu quand j’ai bu ?

Fatigue internationale. Épuisement générationnel.

Je te préviens, Sally, je vais sans doute ronfler.

6

Quand je suis là, je pense à toi, Chill. Toujours. D’abord pour ce passage de cette chanson d’IAM : L’aimant… le moment où tu dis :

« Les nuits d’été, j’allais regarder le ciel sur le toit du supermarché. Je ne sais pas pourquoi, tout à coup, je me mettais à chialer au creux de mes mains. Oh mon dieu ! Mon dieu ! Mon dieu ! Mon dieu ! »1

Quand je suis là, sur le toit de l’entrepôt, adossée à une conduite ou à une barrière, bercée par le ronron des clims… je suis comme une princesse en son domaine. Et si je m’approche du bord, je suis la passagère, la seule éveillée à cette heure de la nuit, et qui aurait, depuis le dernier pont, une ville inconnue à ses pieds, étincelante, gigantesque : Istanbul ou peut-être Shanghai… une ville dantesque dont elle seule savourerait la vision pendant que le paquebot manœuvre pour s’arrimer au quai.

À chaque fois que j’y monte, sur le toit de l’entrepôt, je pense à toi, Akhenaton. Pour les quatre lignes de cette chanson qui me touchent profondément. Et puis aussi pour tout ce qu’il y a derrière. Les presque 40 morceaux de ce double album qui frappait tellement fort. C’était un tel choc de voir des mecs comme vous prendre le micro.

Et de quelle façon !

On peut dire ce qu’on veut mais le rap, c’est une parole, un droit à la parole que vous avez pris à un moment où personne ne voulait vous voir ailleurs que dans les relégations, les services sociaux, les services de maintien de l’ordre.

Et là, du jour au lendemain, en plus de l’énergie, de la rage… vous avez porté du texte, DU TEXTE putain, et de quelle densité ! Des mots chargés, des mots précis. DE LA RÉALITÉ !

1 IAM / L’aimant / Album Ombre est lumière / 1993

Personne ne nous avait parlé comme ça.

Alors, quand je monte écrire… ou juste lire… relire mes cahiers… je sais que c’est grâce à vous que j’écris… à vous tous qui vous êtes emparés de la parole…

Je pense à toi Chill. Je te le jure. J’ai l’impression que tu es là, derrière une cheminée de mon paquebot, en train de pleurer dans tes mains…

Moi, penser que de ces larmes, de cette impuissance, de ce fatum… tu en as fait une bombe d’énergie… ça me rend forte, ça me galvanise, ça me montre la voie.

Je ne sais pas ce qui se passe mais Sally vient d’aboyer. Un coup, c’est tout. Un chat ?

J’aime être là, au-dessus de toutes ces petites boites rectangulaires, au-dessus de mon minuscule terrain où le ciel se reflète dans les bassins pour peu que les poissons se tiennent tranquilles, où Sally fait des rondes. (À chaque fois que je m’absente, elle fait du zèle.) C’est sa façon de me le reprocher, d’avoir quitté mon poste. Qu’est-ce qu’on risque ?

La caravane est restée allumée. Vue d’ici, on dirait une petite niche un peu de traviole. Et parfois, au bout d’un moment, il arrive que je me voie sortir de la bicoque, aller vers les bassins ou rester sous le auvent, dans le hamac, ou accroupie contre le pin, la tête dans mes mains…

Sally aboie encore. Un peu. À intervalles réguliers.

Suis quand même allée voir. Il y avait une voiture qui descendait le chemin qui longe le terrain. Tout doucement, comme en roue libre, feux éteints. Elle s’est arrêtée un peu avant le portail, dans le coude. La fumée de l’échappement faisait une jolie écharpe rose dans la lueur des feux stop. Puis elle a démarré, est passée devant la grille lentement, sans s’arrêter puis a continué. En débouchant sur la voie principale, les phares se sont rallumés.

C’est un utilitaire. Le même que l’autre fois.

7

1 96 1

C’est beau !

96, au milieu, c’est comme un signe du zodiaque ou un truc dans le genre : un symbole, un appel, un écho.

C’est magnifique, superbe d’équilibre et de finesse, 96.

Ça me fait l’impression de quelque chose de fondu, de lié : toi/moi, à l’envers/à l’endroit, unies par le nombril. Il doit y avoir une symbolique derrière tout ça, obligatoirement. Même si je ne sais pas laquelle. La certitude que j’en ai n’est qu’esthétique et intuitive mais… en tout cas, elle vaut pour moi.

96 : fondu, mêlé mais ouvert et portant promesse.

Pas du tout comme 69.

69, c’est tout aussi mêlé, peut-être même plus, mais c’est fermé. C’est un système clos. C’est verrouillé. C’est la mère et l’enfant fusionnés. La famille, la lignée, la maison. Tout ce qui demeure. Tout le contraire de ce que j’aime.

Quand je trace 69, je commence en haut et je recule en descendant ; quand je remonte, je n’ai pas de moyen de m’accrocher au 9. Je suis éjecté, renvoyée au passé. Et si je passe au 9, quand je monte, c’est juste pour redescendre et venir m’épuiser à l’aplomb juste du point où commença le 6. On n’avance pas.

69, envisagé dans son ensemble, ce n’est rien d’autre qu’une ellipse qui enserre deux êtres, un tourbillon de mâchoires qui encerclent et protègent. Et si les deux cercles, effectivement, s’enlacent au milieu, ce qui les tient liés : le bardage tout autour, c’est précisément ce qui menace de les étouffer.

69, c’est le cancer.

96, non. 96 comme je le dessine, part en bas, il monte en flèche et si sa boucle est régressive, c’est juste pour lui donner l’élan qui le fera remonter, au terme de la deuxième boucle, en bas, celle du 6. 96, ça finit en l’air et en avant. Et c’est ouvert, c’est vivant, c’est offert à la vie du dehors !

Surtout, c’est comme le tracé de mon parcours, de ce que j’ai dû faire pour m’en sortir, le jour où j’ai décidé qu’il fallait s’en sortir : partir en arrière jusqu’à toi, comprendre ce défaut de toi qui est mon origine et y puiser la force de passer les deux boucles, le nœud central qui nous compose, pour revenir au monde avec toi, pour toi, par toi.

Et puis…

Et puis par dessus tout, ne jamais oublier les deux 1 dans 196 1 ! De part et d’autre, les deux 1, ce sont les hallebardes qui encadraient la porte derrière laquelle ton arrivée dans le monde des crapules fut annulée, sans dédommagements aucun. Les deux 1 sont les harpons qui nous guettent, toi, moi, nous : toutes les filles qui veulent vivre debout, hors de la coupe d’un mâle protecteur, d’un père, d’une mère ou d’une religion… et qui savent qu’elles n’ont la vie… qu’en plus de la mort…

Jamais je ne les oublie, les harpons éblouis qui guettent notre peau bleue bombée d’espèce menacée.

1961

J’aimerai l’écrire en gros sur ce cahier et que ce soit le titre du livre que je suis en train d’écrire.

Sauf que ce serait un livre pour moi seule. Ou seulement pour toi et moi.

1961

puisque tout vient de là

du jour où tu n’es pas venue.

8

Je crois que j’ai cassé avec Caroline. Que cette fois, c’est mort.

Ça s’est passé au téléphone. J’avais… j’avais juste pas envie de la voir. C’est tout. C’est des choses qu’on peut dire, non ?

Eh ben non ! Tout de suite, le drame ! Elle m’a raccroché au nez, cette conne !

On avait prévu de se voir. J’avais embauché Olive pour me garder mon bazar pour la soirée. Tout était prévu. On devait aller au ciné puis au Merlan, puis… bon bref…

Je sais pas si c’est pas ça justement : de savoir que tout était déjà calé, qu’on avait… pour ainsi dire un planning. En tout cas, le moment venu… niet, je sors pas.

Elle doit penser qu’il y a quelqu’un d’autre mais non… pas cette fois, non.

Pour être vraiment honnête, ce qui m’a coupé les pattes, c’est la discussion qu’on a eue avec Olive. Il a cru bon de revenir sur le thème du journal intime. Pour rattraper le coup, sans doute. Et moi, je me suis mise à monter dans les tours. Et allez ! Et allez ! J’avoue : je ne sais pas freiner. Désolée, je sais pas faire. Faudrait que j’aie une phrase dans ma tête pour ces moments où je m’emballe, où je m’effraie moi-même (un truc du genre C’est comment qu’on freine ? Je voudrais descendre de là 1) mais non… tu parles, pas moyen.

Donc, tellement je me suis énervée, tellement j’étais mal par rapport à lui ensuite (merde, après tout, il voulait juste bien faire) que l’envie de sortir m’avait passé, d’un coup.

Il m’a quand même convaincue. Grosso modo, il m’a poussée dans la voiture en me disant d’aller faire un tour, que ça me ferait du bien de… de baiser… et plus si affinités. Il peut être trivial quand il veut. Et de lui, j’accepte la trivialité… pourquoi ? Mystère.

1 C’est comment qu’on freine ? / Alain Bashung

Bref… je pars et à la première cabine, je m’arrête et je me décommande.

Je crois bien qu’elle n’a pas dit un mot… elle a dû juste soupirer, ou rigoler… puis elle a raccroché.

Alors, je suis allée faire un tour vers les Calanques. J’avais Sally, heureusement.

C’est incroyable, un clebs ! Qu’à son âge elle se soit pas encore lassée de rapporter le bâton ! Comme si nous, à cinquante balais, on riait aux éclats sur les genoux de notre pater qui nous ferait À dada !

L’envie de pisser me prend. J’envoie Sally jouer ailleurs, galère un moment avec cette saleté de salopette qui est si chiante à baisser, fais mon affaire et, quand je me retourne pour m’attifer… un gars, planté au-dessus qui me mate en souriant et Sally à ses pieds en train de ronronner comme une espèce de pouffiasse de grosse chatte blanche dans la vitrine d’une mercerie !

On s’engueule. Normal. Il me dit qu’il habite là, au-dessus, qu’il n’en a rien à foutre de moi, que c’est le chien qui l’intéresse.

On parlemente…

Je suis en train de l’écrire mais je le crois pas moi-même…

Y’a des fois, je comprends pas très bien comment ça fonctionne là-dedans ! Franchement, je sais pas…

Toujours est-il que je me retrouve à me changer au pied de sa baraque, en culotte et soutif devant lui qui se tortille en caleçon et chaussettes assorties… et que ça nous fait rire… qu’on met un collier à clous à Sally, qu’on s’habille en militaires destroy et qu’on embraye vers une rave. Si !

Je ne veux surtout pas me relire parce que je suis sûre que je ne vais pas me croire. Si tu l’expliques sobrement : il avait besoin d’une fille et d’un chien pour se faire passer pour un teuffeur et pouvoir se rencarder sur cette fameuse rave… d’accord… mais comment j’ai dit oui… ça… personne me l’expliquera.

La rave, c’était un truc vraiment minable avec quatre paumés qui dansent dans la poussière devant un demi cercle de camionnettes où sont posées les baffles. C’est dans une usine désaffectée, avec un beau ciel noir/violet, portionné par les poutrelles rouillées. À un moment, au bout d’un long moment, les flics arrivent et coupent tout. Le mec (Naj, il s’appelle), le mec et moi, on se tire. Il discute un moment avec un flic qui a un talkie-walkie en guise de main gauche et une veste pleine de poches…

et on rentre et voilà…

Si j’avais pas la preuve par les puces que Sally a choppées au contact des autres chiens là-bas… je te jure, je le croirais pas.

Je suppose qu’il y a quand même un âge où il faudra que j’arrête de partir en free-style intégral à chaque fois que l’occasion se présente.

Quel âge j’ai ? ?? Cinq ans de moins que toi.

L’âge de faire un point sur ma vie…

Tu m’aiderais Luz ?

Je sais que je parle seule. Je sais bien.

Mais si tu n’étais pas là… pas là pour moi… je ne sais pas où je serais.

Et je sais aussi que si tu étais encore là, je n’aurais sans doute jamais vu le jour…

Je n’existe que par défaut de toi.

Et si tu me faisais défaut…

Je ne sais pas si……………

9

Bizarre sensation avec ce mec : Naj, celui de la rave. Sensation que tout est possible, que la vie peut s’accélérer, passer sur le triphasé. D’emblée, on était sur la même longueur d’onde quand il s’est agi de partir à la dérive… et pourtant, pas mal de distance. Pas la relation mec/fille normale. Pas la drague. Pas l’esbroufe. Je crois qu’il ne m’a pas feintée quand il a dit que c’était le chien qui l’intéressait. C’est pas un mec comme les autres. Je me suis sentie en confiance tout de suite. En même temps, quand les flics ont débarqué et qu’il est allé faire copain avec eux, quand on est passés au travers de leur barrage comme si de rien n’était… j’avoue que je n’étais pas vraiment à l’aise. J’ignore s’il est flic ou quelque chose dans le genre… Y’ a de l’ombre... Il dit qu’il est dans la publicité, que c’est son boulot de s’infiltrer dans tous les endroits où ça bouge, où ça invente. Pour sentir vers où ça va aller… la mode, la musique, tout ça. Pas pour s’inspirer. Juste pour renifler. À ce qu’il dit, on le paie pour ça… pour anticiper les tendances… Je sais pas…je veux bien… Pas convaincue. Pas à l’aise au retour. D’autant qu’on avait ma voiture et que je ne suis pas vraiment en règle. Je me faisais la leçon, sur le trajet. Pas au sujet de la voiture, au sujet de cette propension que j’ai à partir sur des plans…

Arrivés chez lui, au cabanon en haut de la falaise, je suis entrée boire un coup. Simple curiosité : pour voir sa cahute. Pas plus. Ce cabanon, je fantasme dessus depuis des années. À chaque fois que je viens faire un tour dans la crique, je me gare dans les parages et j’ai remarqué depuis longtemps qu’à toute heure du jour ou de la nuit, il y a une fenêtre ouverte et de la musique qui en descend… et de la bonne. Elle est toute petite, toute carrée, sa baraque. D’une valeur inestimable, sans doute… là, toute seule au dessus de la route, face à la mer…

Vue de l’intérieur, on dirait une cabane de chantier : deux pièces minuscules. Au milieu, directement au sol, une chaine et deux baffles grandes comme moi, quasiment dos à dos et qui visent les coins. Des CD éparpillés un peu partout autour. Une table, deux chaises… un évier qui doit faire office de lavabo si on en croit le bout de miroir coincé entre le mur et les tuyaux… Dans l’autre pièce, un pieu, je suppose, je suis pas allée jusque là.

On a bu un verre sans parler de grand-chose. Juste que leurs raves, c’était pire que tout, niveau musique et ambiance. Il a dit qu’on était mal tombés. Chez lui, y’avait de la musique arabe, moderne, remixée… presque jazz, un libanais dont je n’ai pas retenu le nom. Pas mal : apte à me détendre.

Sinon lui, il est grand. Une armoire. Brun. Très brun avec une peau bizarre, mâte et pleine de trous. Grêlée ? C’est ce qu’on dit, non ? Un sourire carnassier. Vraiment impressionnant ! Avec des dents toutes petites et en désordre, ce qui lui donne un air méchant mais… bon, ça ne veut rien dire. Je suppose qu’il doit plaire. Aux filles qui aiment vraiment les mecs, je veux dire.

Physiquement, c’est l’archétype du mec que tu imagines violent, dominateur. Un peu… la caricature des macs de l’est. Enfin… c’est des clichés, ce qu’on a dans la tête et qui nous vient des films, des séries… des archétypes…

Je suis partie en lui disant merci, que finalement ça m’avait fait du bien… Il a ri comme un malade. Et franchement quand il rit, ça fait peur. Son rire, c’est un cri !

Il a dit que s’il se mettait à faire du bien au gens, maintenant, c’était… et il a laissé la phrase en suspens.

J’ai démarré en lui faisant coucou par la vitre. C’était pas des mots : c’est vrai que j’étais bien. D’une certaine façon, en dépit de cette puissance brute qui se dégage de son corps, c’est comme s’il me rassurait. Comme si je sentais que jamais, elle ne sera dirigée contre moi, cette violence.

Ah mais oui ! Je peux être midinette, quand je veux !

Il m’a demandé si je reviendrai.

Je lui ai dit que je venais souvent… et on en est restés là.

Mais oui… je reviendrai.

En fait, je n’avais pas vraiment envie de partir.

10

Hier soir, je regardais Olive en train de bosser. C’est dingue comment il bouge. C’est comme s’il dansait. Ça tient à sa façon de marcher : très douce, très coulée. Quelque chose d’africain, de profondément cool. Cette impression aussi qu’il a de la musique dans la tête en permanence. C’est pas seulement le fagot de dreads qui balance à sa taille, c’est tout son corps qui est en danse. Je l’envie tellement, cette grâce ! À le voir on pourrait croire que la vie est simple, naturelle… je sais pas, comme elle peut l’être aux animaux… aux animaux qui n’ont pas de prédateurs ou alors aux animaux qui ne savent pas qu’ils ont des prédateurs et qui, par conséquent, n’ont expérimenté ni la peur, ni la fuite, ni la ruse et n’ont pas eu non plus à faire usage de leur force. Je me sens tellement dure, anguleuse, tendue, bandée, défensive… et tellement vulnérable pourtant… quand je le regarde, lui.

J’aimerai bien savoir ce qu’il y a dans sa tête. On dirait qu’il n’y a que la musique et rien de plus. Une musique sans parole, un truc répétitif comme une respiration très suave.

Quand je pense à tout ce qui grouille entre mes tempes, comment ça ricoche, comment ça clignote, là dedans… je peine à réaliser…

On croit toujours que les autres ne pensent à rien.

11

Le gros est venu prendre livraison. J’ai toujours peur qu’il s’en occupe mal, qu’il traine à les vendre, les poissons. Il assure que tout est carré, super carré, t’inquiète. Il dit que ses clients les attendent, qu’ils sont déjà casés… tous sans exception. Je sais pas. J’espère qu’il n’en laisse pas crever la moitié.

Et donc, il m’a aussi porté mes rations de survie. Pour une fois, c’est varié. Il y a vraiment de tout. Ils doivent avoir des nouveaux chefs de rayon au supermarché pour avoir autant de casse. Moi, ça m’arrange. Y’a même du saumon, des trucs pas habituels.

Sans ça, je ne sais pas comment je ferais pour bouffer.

Bon, il est toujours aussi collant, le gros… y’a pas moyen.

Au moment où il embarquait les trois poches avec les poissons, il sort de la voiture une sorte de petit lecteur vidéo et me demande si j’ai un fond de quelque chose à lui offrir. Venant de lui, je m’attendais à tout, question vidéo… ce doit être un vicelard de première… brr, je préfère ne pas penser à ça ! Il a dit que ça concernait mon mec. Il voulait dire Olive. Il nous voit maqués Olive et moi. T’as qu’à croire ! Enfin… ce n’est pas moi qui vais démentir. Ça m’arrange qu’il le croie.

Donc on se pose et il envoie le film. Et là… j’hallucine. On voit Olive en train de bouffer des trucs qu’il récupère dans les poubelles, puis une fille faire pareil, puis un vigile en train de peloter une caissière… une abjection !

Explication : le gros, il arrondit ses fins de mois en faisant des planques pour coincer les gens, pour… pour avoir des cartouches au moment de les virer. Évidemment, les syndicalistes avant tout, mais pas qu’eux...

Apparemment, ça paye bien. Y’a même un palmarès entre les différentes unités dont sa boîte assure la surveillance. Il est à fond ! Il se vante d’être second au niveau régional ! Il passe ses journées de repos planqué dans les faux plafonds du local poubelle ou enfermé dans des emballages de frigo avec deux fentes pour les yeux. T’imagines ! Et en dehors de ses heures de boulot !

Je lui ai dit qu’il ne devrait pas faire ça.

Il dit que si c’était pas lui…

L’argument qui tue. L’argument qui pue.

Pour Olive, ils s’en foutent. Olive, se syndiquer, c’est pas son style. D’ailleurs, de son âge, y’a plus personne pour se syndiquer. Il ira pas leur chercher des crosses. Et eux non plus. Tant qu’il bosse au salaire minimum, tant qu’il supporte les horaires à coupures, tant qu’il est d’accord pour venir dans la demi-heure quand on le sonne… il a sa place dans le team !

Olive, c’est pas dans son tempérament, de se rebeller. Et puis il est comme tout le monde : il sait parfaitement que le moindre début de zèle dans le sens négatif… A LA PUTA CALLE1

À un moment, il m’a appelée ma caille, le gros porc.

Comment tu m’as appelée ? je lui ai dit… Il a fait un pas en arrière. Je pense que je l’impressionne encore un peu... que des gonzesses dans mon genre, il doit pas y en avoir des masses autour de lui, mais quand même… un jour ou l’autre…

Il faut que je fasse attention.

D’ailleurs, il faudrait bien que je trouve une autre solution pour croûter que de détourner quelques poissons à chaque nichée, mais comment...

Trouver d’autres combines pour la bouffe, ce doit être possible. Je dois pouvoir me débrouiller autrement. Mais lui… le complément que ça lui fait, de les vendre… il va pas s’asseoir dessus. Je crois pas, non. C’est qu’il a grand besoin de pognon pour rajouter des ailerons pailletés et des jantes à rayons à sa caisse de prolo ! C’est cette dépendance précisément qui fait que je me sens mal. S’il ne peut pas se passer de moi, c’est moi qui suis à sa merci. Je me demande comment je vais faire.

1 À la porte !

Il est parti en me disant que je n’aie pas peur, qu’il était toujours là pour le cas où… C’est justement ce qui m’effraie.

J’ai toujours l’impression que le 1000 de la cible, c’est moi.

Pourquoi ?

C’est comme ça.

Avec le gros, avec les autres, avec tout le monde.

12

Pas plus traumatisé que ça, Olive. Je sais pas, moi… Lui, ça lui semble normal qu’il y ait du contrôle, du moment qu’il y a du coulage. Il a juste dit qu’il s’y prendrait autrement, que je m’en fasse pas. Limite, ça l’amusait : comme un jeu de cache-cache ou une partie de paint-ball. Il voit du fun partout, ce con. Quelle génération d’inconséquents, quand même ! C’est tellement insupportable ! Des fois, je lui mettrais des coups de pieds au cul pour le bouger. Par exemple, ça me rend folle qu’il ne puisse jamais être à l’heure. Et quand je le lui dis, j’ai l’impression de parler à cette caricature de Daroussin Ben quoi ? Y’a pas mort d’homme ! Je t’en foutrais, moi !

Bref, cette fois encore, il était à la bourre. Donc, je suis partie en retard, donc j’ai fait poireauter Caro alors que déjà l’autre jour, je l’avais envoyée paître… donc elle m’a fait la gueule. Donc soirée de merde. Donc merci Olive !

Pourtant, bon sang, on avait tout pour être bien. On était en terrasse. Il faisait bon. C’était plein de frangines splendides. Splendides et souriantes. Et l’autre qui levait pas le nez de son verre ! Fermée à double tour. Me regardait pas la gueule ! Comme si elle savait pas de quoi je suis capable !

Alors évidemment, dans l’absolu, c’était à moi de faire l’effort, de venir plus près… je sais pas, de payer… ouais, de payer, d’une façon ou d’une autre il eut fallu que je payasse. Oui mais moi, il se trouve que je considérais que je n’avais rien fait de mal. Excuse-moi partenaire mais la culpabilité, c’est un peu comme la soupe : je m’en suis écœurée… en m’en a trop fait manger, petite !

Donc on est là, on se parle pas, on regarde ailleurs. Ça n’enlève rien à la douceur de la soirée. Les filles du ROUGE/ROSE sont réellement divines. Ça sent la tendresse et la chair consentante. Ça fait printemps, réveil des sens… un vrai miracle. Je ne sais pas d’où elles sortaient… un vrai défilé !

Et puis elle apparaît… wow… souple comme un accordéon, prenant et renvoyant la lumière comme la trompette de Miles…

Alors les autres – toutes les autres, toutes, même cette black rasée qui est entrée avec elle et se prend pour la reine de Saba – toutes les autres passent dans un arrière-plan. Je décide de ne plus la lâcher jusqu’à ce qu’elle me regarde. Et quand elle m’a captée, je fais comme si de rien n’était. Normal… le B à Ba de la drague internationale : classique, déviante, transgenre et même martienne, je suppose.

J’hésite encore. Un petit peu. À peine. Je compte jusqu’à dix pour laisser une chance à Caro et puis…

Un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit-neuf… et… dix !

À haute voix, je le lui ai fait, le décompte. Si elle ne m’avait jamais vu quand le suis en mode méthode directe…

TOP ! Méthode directe, c’est parti !

1. Chopper les yeux de l’apparition. Facile ! Voilà. Ne pas sourire.

2. Lever l’index comme on ferait pour appeler le serveur dont on croise le regard. Normalement, elle interroge d’un mouvement de sourcils. OK, ça roule.

3. Attention, à partir de là, c’est enchainé sans pause. Un coup de menton pour désigner la moto / un mouvement de balance du pouce et de l’index qui nous désigne, moi et elle, elle et moi, alternativement / pour finir… un joli moulinet de la main.

Traduction : Eh ! Machine ! / Quoi ? / Toi et moi, si on allait faire un tour sur ton engin ?

La réponse : OUI.

Elle a posé son casque sur notre table au passage. Le temps que je ramasse mon barda, le moteur miaulait déjà. J’ai juste dit à Caro de regarder mieux, qu’il y avait sûrement des coins de son verre qu’elle n’avait pas bien inspectés. Elle a haussé les épaules. Elle n’avait pas compris… pas jusqu’au bout. C’est quand j’ai passé mes bras autour de l’autre qu’elle m’a toisée avec toute la haine requise.

J’avais déjà tombé la visière.

Rideau. Roulement de tambour.

Par dessus son épaule, j’ai vu l’aiguille monter dans les tours de la zone rouge et c’était beau comme une effraction.

Boire la nuit. D’un trait.

Me laisser balancer par le poids, la vitesse… l’affrontement de la vitesse contre le poids.

Les rues ont défilé puis les faubourgs puis la garrigue.

Ça sentait tellement bon !

Le paysage, on le traversait pas, on l’inventait.

Boire la nuit dans ses cheveux.

J’entendais pas un mot de ce qu’elle disait. Rien à foutre, juste me rassasier d’elle. Jusqu’au matin au moins.

Je serrais plus fort, hypnotisée par le défilement des bas-côtés.

Je plissais les yeux, laissait au vent le soin de sécher les larmes qui patientaient à l’angle de ma mâchoire…

pas des pleurs,

pas des pleurs, non,

des larmes sans raison.

Enfin une nuit qui tenait ses promesses.

Elle était de passage, Suzan. Elle était allemande. Il connaissait trente mots de français. Des mots qui servent à rien. Alors on a parlé de rien et ça nous convenait.

Elle pensera à moi de temps en temps…

ou pas.

Qui pense à moi, à l’heure qu’il est ?

13

J’en reviens. Ce couillon m’a écrit son numéro de téléphone derrière l’épaule ! Allez, tu trouveras bien quelqu’un pour te le lire, il m’a dit, ou quelqu’une… (dit avec un air espiègle).

J’étais retournée à la crique. Il soufflait ce grand vent marin qui te colle l’humidité à l’intérieur, partout. Le bâton, je ne sais pas qui, de moi ou de Sally, n’y avait pas le goût… mais non… c’était sans bâton…

Quand il a sifflé, Sally est montée à toute bringue. Moi derrière.

Là, tu comprends que chienne, ce soit l’insulte suprême ! j’ai dit quand je l’ai trouvée couchée à ses pieds sur la première marche du perron. Il n’a rien répondu. Les deux me regardaient avec la tête un peu de biais. Je me suis trouvée con d’avoir dit ça. Vaguement vexée aussi. J’ai plus rien dit.

Il caressait le chien. Il regardait le ciel en train de tourner, le paysage du côté du couchant, en train de se noyer. On est restés comme ça, silencieux, un bon bout de temps. Il y avait une telle intensité dans sa façon de regarder... Je ne suis pas sûre que j’y étais, dans son décor… Mais c’était bon, ce silence agité de rafales. La magie a duré : jusqu’à l’épuisement de toutes les couleurs.

Et puis il s’est levé. Il a enjambé Sally et il est revenu avec une bouteille de vodka. Alors on a pu commencer à parler.

On a bu des coups et on a papoté. On a laissé sonner le téléphone jusqu’à ce qu’il se taise. Longtemps. Au moins une douzaine de sonneries. On a laissé la lune traverser le ciel. Et trois fois d’affilée, il s’est enchainé, le disque de Robert Johnson.

Son nom, son vrai nom, il me l’a dit : SRDJAN, oui S.R.D.J.A.N. Un peu comme Jean mais avec une platée de consonnes en guise d’entrée.

T’avises pas de m’appeler Jean ! il a dit, Naj, c’est tout. Tout le monde m’appelle comme ça. OK ?

N’empêche, son nom à coucher dehors : SRDJAN JESAIS PLUSQUOI-ICH, je l’avais déjà vu, ça m’est revenu : dans le canard local, dans le supplément Ces étrangers qui font bouger la ville. Je le lui ai dit mais il n’a pas cru bon de commenter. Pas démenti, pas confirmé, pas expliqué. J’ai déjà remarqué qu’il ne répond à aucune question directe. J’aimerais bien me souvenir de quoi il était question dans cet article. Mais ce n’est pas le cas.

Belle soirée. Tranquille. Paisible.

On a sans doute un peu trop bu mais bon…

Il me propose d’aller faire une virée à Barcelone avec lui, un de ces quatre… quand ? Quand je veux… un week-end quand tu veux… comme si j’avais tous mes week-ends ! On verra. C’est pas juste de le dire. Faut mobiliser la sous-traitance, c’est tout une organisation !

Et puis… il m’a un peu cherchée, aussi…

L’autre soir, apparemment il y était au Rouge/Rose. Ça m’a mise mal à l’aise. Toujours ma parano… J’ai demandé s’il me suivait... ce qu’il foutait dans cette boîte de m’as-tu-vu, légèrement homo, savamment tape à l’œil mais finalement sans grand intérêt.

Sans intérêt, sans intérêt… à part pour faire son petit marché… il m’a dit, toi pour lever une frangine et moi… Lui… il prétend que c’était pour le boulot. Renifler les tendances, ça veut dire renifler toutes les tendances, à ce qu’il paraît. Cuir, dentelles, latex… straight, pédés, gouines… C’est comme ça qu’il le dit. Il semblerait que dans son job, c’est un devoir de fourrer son nez partout. Ouais…

Et toi ? Moi, Comment ça ? Je ne sais plus comment il a formulé le truc mais il m’a demandé… les filles… les garçons ?

Et le plus étonnant, c’est que j’ai répondu. J’ai dit qu’en tout cas je savais ne pouvoir compter que sur les filles.

Pourquoi, j’ai dit ça ? Pour rien.

Si ! Si, sois honnête, Pépette !

J’ai dit ça… pour laisser la porte entrouverte, disons. La porte… la porte que je prends plaisir à claquer sur le museau des mecs, habituellement.

Fous-moi la paix !

Ravale tes sarcasmes, pacotille de ma conscience !

14

Soirée plutôt mouvementée (voir Cahier Noir). Il m’a déboulé un gars, un pauvre mec hirsute, blessé, poursuivi par les flics… je l’ai soigné avant de le déposer à la station service. Il a tenté de mettre le feu au nouvel IDEA qu’ils ont monté en bas. Évidemment, il n’y est pas arrivé. Tout juste est-il parvenu à se cramer la main avant que ne se déclenche les alarmes. Un départ de feu dans un coin de l’entrepôt, pas grand-chose, je suppose.

Un paumé qui croit qu’il va changer le monde avec un briquet et un bidon d’essence ! Pauvre mec ! Je ne sais pas d’où il sort. Un petit gars râblé, pas rasé, avec des grosses lèvres et des cheveux jusqu’aux épaules, brun, mat de peau… un pauvre petit mec quoi… comme il y en a des wagons par ici… susceptible, arrogant, exalté… pas grand chose à en dire de plus… un méditerranéen dressé sur ses ergots… un de plus. Juste révolutionnaire en sus : pour compléter le tableau !

Je lui ai quand même laissé mon téléphone. Pour lui filer des infos. Vu que le gros est agent de sécurité, il fait partie de ceux qui vont le pister. Alors je suppose que je serai au courant. Bon, évidemment, c’est ridicule, son combat. Ça mène à rien, pas l’ombre d’un doute à ce sujet… mais c’est pas une raison pour le balancer ou le laisser se faire coincer. Je suppose qu’il en faut, des hurluberlus de son espèce… au moins pour que quelqu’un dise qu’il n’est pas d’accord. C’est sans espoir, ça change rien mais bon… de la place où je suis, je vois pas comment je pourrais être contre. Alors il est parti avec mon numéro.

Ce qui fait pitié, c’est de réaliser que ce qui les met en mouvement, les mecs de son espèce, c’est l’énergie du désespoir. Y’a personne derrière eux, aucune structure. Il est seul avec son indignation qui l’empêche de respirer, sa révolte dont tout le monde se fout… Putain mais je peux plus supporter de rester sans rien faire, voilà ce qu’il m’a dit. Pas de théorie non plus. Pas d’utopie, pas d’idéal. C’est que du négatif.

L’énergie du désespoir ! Rien de plus. C’est pas ça qui va nous mener loin.

Moi j’ai jamais eu ça : l’énergie pour faire bouger le monde.

Pas d’énergie et pas le désespoir non plus.

D’ailleurs… j’ai quoi ?

Voyons…

- un chien cagneux,

- une sorte de boulot qui me tient prisonnière de ce bout de terrain qui ne doit figurer sur aucune carte,

- des nuits de dérive (de temps à autre) pour tout brouiller, effacer les contours de ce monde détruit dominé par les porcs,

- un pieu pour reposer… ou pour trouver refuge… le refuge de la chair qui toujours se refuse même quand elle se donne…

- quoi d’autre ?

Rien. C’est tout.

Si, l’obligation de ne pas penser que cela puisse avoir une fin.

En même temps, la peur, la peur panique, à l’idée que cette situation doive durer toujours.

Je ne suis nulle part. Je ne compte pas. Je n’existe pour personne. Je suis en cage, entourée de grillages, persuadée qu’il n’y a pas de porte… même si c’est moi qui ai fermé, même si c’est moi qui l’ai, la clé.

bah…

Et l’autre qui me regarde avec ses yeux de chien, les oreilles tombées.

On est pas bien là, peinardes, toi et moi, ma Sally ?

Elle est pas convaincue.

Qu’est-ce que tu veux y faire ?

J’ai pas mieux pour le moment.

Pour le moment et pour longtemps, je le crains.

15

Demain, il passe me prendre et on descend à Barcelone. Les trois : Naj, moi… et puis Jacques. Ouais, Jacques, le petit révolutionnaire de mes ovaires ! Le Zéro ! Ses actions, il les signe Zéro à Gauche (ZàG) ! Rien que le nom… ça en dit long sur le bonhomme, n’est-ce pas ?

Grave. Un exalté quoi ! Mi-pitoyable, mi-exalté. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé au boulot, je n’ai pas très bien compris, il parle à fond de train et en postillonnant partout… mais il est passé tout près de se faire serrer. Alors il est revenu se planquer ici, la gueule enfarinée… et je l’ai accueilli à bras ouverts !

Eh oui !

Et il est bel et bien là… qui ronfle… en travers de mon pieu… m’empêchant de dormir, ce cochon !

Je sais pas comment on en est arrivé là… je sais pas… ça m’a touché. Qu’un gars n’ait personne d’autre au monde que moi. Je dis un gars mais ça n’a rien à voir… c’est juste ça : que je puisse être considérée comme un refuge, un secours pour quelqu’un...

On a pas dit grand chose. Il était pas des plus à l’aise. Je ne suis pas sûre qu’il sache ce qu’il fait, ni qu’il ait les épaules pour assumer ses actes, ni qu’il fasse tout ça pour de bonnes raisons. Franchement, il est plutôt largué…

Il n’empêche… quand je l’ai vu tout penaud en bas du terrain, je l’ai pris par la main. Et tout à l’heure, quand je me suis couchée, j’ai juste ouvert les draps pour qu’il vienne contre moi. Tu crois ? il a dit.

C’était touchant, qu’il pose la question.

Qu’est-ce que tu veux, quand je le dis que je suis une sentimentale, personne ne me croit !

16

L’Espagne… la terre de mes origines. Les parents y sont nés. Les deux. Et moi, j’y ai passé plusieurs étés, chez ma grand-mère. Un temps, gamine, j’ai vécu chez ma grand-mère : la mère de ma mère. En pleine garrigue, je sais plus où… auprès d’un lac, en Catalogne. Une baraque de pierres, sur le versant à l’ombre de la vallée. Une cahute au bout d’un chemin de terre, sans eau chaude ni sanitaires. Et sans personne autour. Elle vivait seule. Son homme était mort bien avant que je naisse. Au combat ? Fusillé ? Je ne sais pas. Jamais su. Même pas de quel côté… dans quel camp, je veux dire ! Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait – là aussi, là encore – une honte. Je ne sais si c’était une honte de vaincus, une honte de fachos ou juste une honte de misérables même pas capables de trouver leur vie à gagner dans les décombres de leur pays. Mais il y en avait, de la honte.

De ça : de la guerre, mon père n’en parlait pas. Ma mère, encore moins. Précision inutile : elle ne parle de rien.

Juste que chez la grand-mère, il y avait… ces douilles dans un tiroir… avec lesquelles je jouais aux quilles, sur la toile cirée, avec une bille de roulement.

La grand-mère, (en catalan la iaia) travaillait à la fabrique de meubles. Elle, elle était plutôt tapissière puisqu’à l’usine, son rayon c’était les rembourrages, les tissus, les fanfreluches, les pompons pour fauteuils et canapés. Tout sauf le bois, elle disait.

Jamais trop su pourquoi ma mère m’avait mise chez elle. Les nerfs, sans doute. Quoi d’autre ? J’ai passé plusieurs étés de suite en Espagne, et même une fois, presque un an d’affilée… au plus grave du problème des nerfs, je suppose.

Elle n’avait pas trop le temps de s’occuper de moi, la iaia… disons que c’était en fonction des commandes. En tout cas, il pouvait arriver que je passe la journée seule jusqu’au soir. Ce que je faisais ? Cuisine (pour de faux), ménage (pour de vrai), couture (avec des bouts de tissus qu’elle me remontait pour habiller ma poupée). Quand j’y pense ! Tout une petite graine de fée du logis ! Si ce n’est que… le reste du temps, notamment quand je savais qu’elle tarderait à rentrer, je trainais dans les forêts de chêne-liège autour de la maison. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’inventer des histoires. C’est là aussi que j’ai commencé à te parler. Pour me rassurer. Parce que les bois, c’est aussi attirant qu’effrayant, à cet âge. C’est peut-être même ce qui nous attire, justement : que ce soit effrayant.

Au début, évidemment, je ne savais pas que c’était toi. Je m’étais juste inventé quelqu’un à qui parler. Je ne pouvais pas savoir que c’était toi.

Jusqu’à ce que la iaia vende la mèche.

Souvent, dans sa bouche, je l’avais entendu mentionné, cet angelito, que en paz descanse 1.

Il revenait souvent. Dans ces cas-là, elle avait sa petite larmette et elle disait qu’elle me plaignait. Effectivement, j’étais bien à plaindre de n’avoir que ça de spectacle, le soir à la veillée !

Maintenant… comment dire ? Pour aller au fond de ma pensée, je ne suis pas si sûre que… enfin… je me dis que c’était peut-être sur elle-même qu’elle s’épanchait, ou sur ma mère…

Sur moi ? Pas sûr du tout. Jamais quand j’y repense, elle ne m’a donné de preuves de tendresse. Elle vivait exactement comme si je n’étais pas là. Dans sa vie qui n’était que contraintes, j’étais juste une charge de plus, avec, par dessus le marché, la responsabilité liée à la malédiction d’être née fille dans ce monde qu’elle décrivait plein de pervers aux aguets.

J’avais beau comprendre chaque jour un peu plus la langue, l’ange, le petit ange, paix à son âme… je ne voyais pas.

De quel ange, elle me parlait ?

Cette année-là, l’année où je suis restée plus longtemps que l’été, on a cueilli des fleurs, on a fait des prières, on a pleuré ensemble à une certaine date, en octobre, devant des cierges qui faisaient tout danser.

1 petit ange, qu’il repose en paix.

Il y avait un truc noir caché quelque part. Ça, je le savais. Depuis longtemps. On comprend ça lorsqu’on est môme. Des fois, adulte, on met longtemps à s’en souvenir mais l’impression, elle reste en nous, de ce non-dit qui saute aux yeux, de ce ballot noir tellement bien caché que tu finis par ne plus voir qu’il n’est pas là… tellement tu sais… qu’il y est.

Alors ça peut prendre des proportions énormes. Parfois pour pas grand chose. Puisqu’on est censé ne rien savoir ! On s’imagine des trucs, des trucs sales, absolument sordides. On va toujours au pire. Gamin, privé de la moindre explication, on va même jusqu’à le désirer, le pire. Pour que ça tienne, ce secret. Alors voyons… qu’est-ce qu’il y a de plus grave ? De tellement grave qu’on ne peut, sous aucun prétexte, le dévoiler. J’avais beau chercher rien ne me venait. Et puis pourquoi un ange ?

Alors je me perdais dans la forêt et te parlais depuis cette pénombre pleine de bruissements et de cris… et par-dessus tout ce silence.

Je pensais aux douilles. Je pensais aux parents qui me laissaient là, seule… qui donnaient si peu de nouvelles… qui en prenaient si peu de moi… Je mélangeais tout. Mon père si gai (d’où la tenait-il, sa gaité, comment la préservait-il ?)… gai comme à l’encontre de ces deux femmes : la grand-mère qui voyait des trucs sales partout, la mère qui ne disait rien, qui s’éteignait. Et le grand-père ? Le grand-père passé par les armes. La guerre, l’exil, les morts en tas, la pourriture qui nous attend, le squelette du dictionnaire, trop blanc pour être honnête. Un sale mélange, je te jure.

J’avais une poupée. Une pauvre poupée Bella un peu déplumée, achetée d’occase. J’étais gentille avec elle mais je lui racontais des histoires effrayantes. Sur la guerre, sur la grand-mère… Je lui parlais aussi de l’ange. Celui qui devait reposer en paix. Est-ce que je sais ce que je m’inventais pour ne pas trembler de peur, d’impuissance…

La peur et l’impuissance, je ne les ai pas apprivoisées mais la forêt, oui.

J’avais inventé ce jeu qui consiste à partir au hasard en regardant le sol ; à marcher sans lever les yeux ni vers le ciel, ni vers les frondaisons, ni vers quoi que ce soit. Marcher jusqu’au moment où surgit le signe qui te signale la bifurcation. Il y a toujours un moment où quelque chose dit qu’il faut prendre à droite plutôt qu’à gauche. Pas le hasard. Non. Des indices, des signes : je ne sais pas… un brin d’herbe plié à angle droit, deux brindilles croisées, la supposée destination d’une procession de chenilles… tout avait un sens, tout orientait mes pas. Et au bout, toujours, cette sensation irremplaçable (irremplacée !) qu’après tant de détours, de changements de cap, j’arrivais pile à l’endroit précis où il fallait que j’arrive : dans cette clairière où un blaireau se roulait dans la boue comme dans un rite immémorial, sans faire le moindre cas de moi ; dans le sable de ce méandre où un bout de racine avait la grâce d’une danseuse… non ! était une sculpture de danseuse !

Quelque chose m’attendait.

Ça passe, ensuite, cette sensation qu’il y a des trésors partout et que, pour les atteindre, il suffit de marcher en regardant par terre, en suivant les indices, comme un braconnier qui ferait la tournée des pièges qu’il n’a pas posés.

Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour retrouver ce contact avec la nature !

D’ailleurs la question ce n’est pas la nature : c’est le regard que l’on porte sur le monde qui nous entoure, quel qu’il soit. On devrait pouvoir faire la même chose chaque matin, même en ville… parfaitement, même en ville, même nous : inventer notre itinéraire, créer nos propres enchevêtrements, nos trajectoires en pointillé, les suivre jusqu’au bout, à en semer notre ombre et comprendre… au final… au bout de cette dérive… ce que l’on cherchait. Quitte même à ne pas comprendre ce que l’on vient de trouver mais sentir que c’est ça ! Que c’est là ! Que c’est pour nous. Cadeau !

Ay, Luz. À la vérité, je l’appréhende un peu, ce retour en Espagne.

Pour finir. Un jour, la iaia leur a dit que ça suffisait, que j’avais l’âge de comprendre.

Alors papa m’a dit. Rien. Pas grand chose. Toi, morte, c’est tout. Morte au moment où tu aurais dû naître : le 17 Octobre 61. À sa façon de préciser la date, j’ai bien compris que ce n’était pas juste pour que je me souvienne de toi une fois l’an. Non, j’ai saisi qu’il y avait autre chose. Je n’ai cherché que bien plus tard. Une fois que je l’ai eu trouvé, le contexte du 17/10/61, j’ai pu le questionner. De toi, il refusait de parler. Juste l’ambiance autour. Juste le pourquoi de la peur de la mère. Le pourquoi de sa culpabilité. C’était déjà beaucoup.

C’était juste avant que je lui dise que maman et moi étions d’accord pour le laisser partir… il était au bout du rouleau : quand il n’était pas branché sur l’oxygène, il ne faisait que soupirer et implorer.

Pour savoir, c’était déjà trop tard.

Et pour lui et pour moi.

Le jour où tu es devenue réelle. Je n’ai pas bien compris.

Déjà que c’était plutôt abstrait pour moi, la naissance ! (Jamais vu de bébés d’animaux, rien. Aucune idée sur la question). Alors avec la mort en plus !

La seule chose…

c’est que, de ce jour que j’ai su que c’était à toi que je parlais depuis si longtemps, sans savoir.

En sachant !

17

Fauteuil carré, carré contre le mur.

Pantoufles à carreaux parallèles au lambris.

Accoudoirs et dossiers brisant à tout jamais le jeu d’ombre des stores.

Tiroirs sans poignée.

Abreuvoir.

Un sourire quand même.

Au visage, un sourire,

un sourire en play-back.

Bon sang, ouvrez !

Décortiquez la carapace des tortues

en faire des colliers précieux afin que vos enfants voient enfin qui ils sont.

Forcez les ailes colombes,

les punaiser à la porte des granges que vous déserterez.

Ouvrez !

Délogez l’araignée, ses soupirs de dentelle, l’éternité prise dedans.

Œuvrez !

Créez vos propres enchevêtrements,

vos vocations en pointillé.

Du bout du doigt et d’un seul trait

donnez un labyrinthe à vos destins de sable.

Déviez !

Dérivez !

Dévoyez !

Et lorsque vous voyez un arbre,

restez derrière, laissez partir votre ombre.

18

Les filles, les garçons.

Tu ne sais pas ce que c’est, toi.

Elle avait bon, la iaia quand elle te disait petit ange.

Tu es un ange Pas de sexe. Pas de sexualité.

Tu as bien de la chance. Au moins personne ne t’a demandé de te situer.

Je ne veux pas que l’on me situe.

Je voudrais que l’on ne m’évoque qu’en termes équivoques.

Celui ou celle qui vient vers moi et me parle comme on parle à une femme – que ce soit d’homme à femme ou de femme à femme – ne s’adresse qu’à une partie de moi. Celle ou celui qui ne veut voir en moi qu’une lesbienne, plonge dans l’ombre plus de la moitié de moi.

L’autre jour, dans une galerie, j’ai vu une expo-photo sur la gay-pride. Une série de clichés où, dans chaque image noir&blanc (hyper clichés, d’ailleurs), la part homo était retouchée aux couleurs de l’arc en ciel.

Le thème : la liberté.

Liberté de quoi ?

De dire : vous êtes ternes, bande de reproducteurs, voyez toutes ces couleurs dont nous pare notre différence ?

De dire : nous sommes notre sexualité identifiée, revendiquée, brandie à bout de bras ?

De dire… quoi ?

Liberté de mon cul ! Proclamation et affichage de la liberté de mon cul !

Le droit à la différence ! Bon sang mais c’est pas ça… c’est le droit à l’indifférence qu’il faut revendiquer.

Sur ce sujet, j’ai toujours des histoires avec les filles que je fréquente. Je refuse d’être assignée. Je refuse de tenir la place de la femme qui aime les femmes.

Je suis un être humain. Un humain fraternel, curieux, pas encore rassasié. Je refuse d’être un élément de cheptel considéré sous l’angle mâle/femelle, encore moins sous l’angle femelle orienté sexuellement vers telle ou telle pratique, ni avec tel ou telle autre partie de l’échantillon de troupeau.

Il faudrait inventer des mots qui rendent impossible de seulement penser le genre. Mais on en est pas là, ma belle… oh que non.

Si tu savais comme qu’ils sont lourds !

Et nos amis tolérants (Les everyone-friendly), presque plus que nos ennemis déclarés !

Quand est-ce qu’on cesse de nous demander avec qui on mélange nos humeurs ?

19

Ay ! Barcelone, franchement c’est quelque chose ! Hier, on s’est fait une virée… terrible ! Comme dans ces films déjantés où la musique soulève, rend flou et semble pouvoir avoir raison de tout : du bitume, des murs, des tranchées, des pendules et des fuseaux horaires…

Seulement, dans les films, les réveils, ils y sont rarement. Et pour cause, la descente, qui en veut ? Qui veut en faire spectacle, de la débâcle ?

Et cependant… moi, Bélisa, Bélisa from nowhere… j’atteste que cela peut durer. Question de volonté. Pas d’alcool, pas de dope, pas même de musique ni de compagnie… la preuve : je suis seule… seule et sobre (!) sur ce banc et tenant plus dur que fer à ce que cela dure.

Devant moi tout une ville qui s’ébroue : le port, la statue de Colomb qui ne sait même pas ce qu’indique son doigt, le ciel derrière, le beau ciel murissant d’un petit matin qui semble ne rosir que pour rendre supportable l’agression fluo d’une escouade de balayeurs…

C’est… c’est juste beau… le point du jour.

Je ne veux pas me coucher !

Un rab de magie, voilà ce que je veux... s’il vous plait !

Tout est tranquille, tout est neuf. Ne bougez pas, je vais tenter d’abolir le temps. Je vous dis de ne pas bouger ! Ou alors… plus lentement, je vous en prie : comme les balayeurs… au ralenti pour un ballet synchro que je suivrais, du coin de l’œil, comme si la mise au point se faisait dans leur arrière-plan.

Pourquoi je veux mettre le temps sur pause ?

Parce que je le sais… je ne le sais que trop que si je me réveille aujourd’hui, je n’aurai d’autre choix que de pleurer sur hier…

alors…

alors il faut faire durer. Étirer cet hier où tout était… en place…

parfaitement, en place : à la fois tout tordu et en place.

Si je refuse de m’endormir c’est que je redoute de m’éveiller ailleurs que dans cette perfection. Tout comme je retarde le moment du retour à la réalité au sortir d’un grand film. (J’ai pas d’exemple récent : faut vraiment un grand film).

Je ne veux pas rentrer. De toute façon, je ne suis même pas sûre de retrouver l’hôtel. Et puis j’ai pas envie de rejoindre les gars. Peur de les retrouver ronflant dans une flaque de vomi, assis en tas dans l’escalier entre l’accueil et le cinquième étage, à regarder des conneries sur Internet avec le veilleur de nuit, ou à faire un poker avec… dieu sait qui !

Mais qu’est-ce que je délire ? Les gars… ils me demandent rien. Je les bien plantés, hier soir. Ils ont des raisons de m’en vouloir. Ils doivent dormir à l’heure qu’il est. Ou pas. C’est leur problème.

Hier, je les ai laissés en plan pour suivre une panthère lubrique, souple et douce comme un aspic. Belle fin de nuit. Pas baisé. Mais non ! Pour quoi faire ? Des fois, c’est même pas la peine. Ça fait pas avancer d’un pouce. On a dansé, ça oui ! Comme des folles, on a dansé, dans cette boîte de goudous qui puait la vieille Espagne comme les films d’Almodovar : c’est-à-dire en dépit du décor, en dépit des attitudes et des provocations… (mais oui, si tu regardes bien, dans les films d’Almodovar, y’a des traves, des putains, des paumés, des tordus en veux-tu en voilà… mais il y a quand même les personnages d’Ana et les loups. La vieille Espagne qui glace le sang. D’ailleurs assez souvent, ce sont les mêmes.) Bon, on s’en fout, on est pas là pour disserter sur la modernité ni sur la Movida… ni sur la cruauté, la fiévreuse grâce de la cruauté qui triomphe de tout…

Ha ! On a bien foutu le feu à leur bonbonnière ! C’était bon de sentir tous ces yeux sur nous. C’était bon de sentir cette énergie qui giclait de nos corps, qui était… tellement plus que sexuelle. Un partage, une transe. On s’est quittées en s’embrassant comme deux copines qui se séparent pour rentrer dormir mais se reverront le lendemain midi à la cantine du boulot.

Chus, elle s’appelle.

Merci. Tu as injecté de la vie dans mes veines, Chus. Merci pour cette nuit.

Avant ça, on avait déjà pas mal déliré avec les gars. C’était cool. Fraternel. Jack un peu trop chevalier servant et Naj un peu trop prince noir mystérieux… mais bon, dans l’ensemble, ça peut aller. J’ignore si Naj avait programmé un petit week-end en amoureux juste lui et moi… mais toujours est-il que quand il est passé me prendre au terrain et qu’il a vu qu’il y avait un passager clandestin, il n’a pas fait de commentaires. Rien. On dirait qu’il prend tout avec dix mille pas de recul. Enfin, ça s’est bien passé. Ouais, on peut dire fraternellement. Et j’étais bien. Je me sentais pas la reine d’un soir, ni le gros lot qu’ils se seraient tiré au sort… ou en tournoi. Allez, tope-la, ami et que le meilleur gagne ! Non. Ils savent se tenir. Jack, sans doute parce qu’il n’ose pas (même si on s’est quand même un peu mangé la bouche… mais je crois bien que c’est moi qui ai commencé) ou parce qu’il bade Naj ou qu’il le craint ou je sais trop quoi… un souci avec la féminitude ?… cette atavique gaucherie des hommes du sud ?…

Et Naj, parce qu’il est ailleurs… au dessus, sans doute. Naj, c’est Mister Menhir. C’est pas juste son physique, plutôt sa façon d’être : comme un bloc dur, en arrière sur sa chaise, les yeux mis clos. Sauf quand tout à coup il vient clore la discussion d’une sentence sans appel, cynique le plus souvent, désabusée, définitive. Et le silence qui s’ensuit… c’est comme un accord grave de piano qui s’éteint de lui-même… que personne n’ose troubler.

Ses émotions ? Derrière la carapace, il doit bien y en avoir… mais elles ne passent pas la rampe. Elles n’entrent pas dans le cercle de lumière.

Ouais… étrange, le gars. Et puis c’est quand même vrai qu’il a des fréquentations… assez particulières !

Aux Puces, il est allé prendre dans ses bras un gros type à moustaches : une caricature de parrain gitan ou roumain ou les deux… ou pire peut-être… enfin, hyperchelou… Le gars supervisait deux pauvres gamins qui s’esquintaient à débloquer des portables. C’était une émeute, leur stand. Les gens se marchaient dessus, ça râlait, ça jouait des coudes. Les minots ne levaient pas le nez. Et lui, le parrain, sous son petit chapeau gris perle, il ne disait pas un mot. Ou alors NO quand quelqu’un se risquait à demander si on ne pouvait pas… NO ! Il cueillait les billets et les liassait bien ostensiblement contre sa bedaine. Il avait une façon de les compter – pliés en deux, les uns à l’intérieur des autres – qui le dénonçait comme étranger presque plus que sa bouille de tueur des Karpates. Naj et lui ont parlé un moment dans une langue pleine de consonnes et sans accent tonique, en se tenant par les avant-bras. Et cette masse brute que tout le monde semblait craindre, avec Naj, il était chaleureux comme avec la famille proche.

Je ne sais pas comment ça s’est fini. C’est le moment où je suis tombée sur cette fille qui vendait des cuirs et qui m’a draguée tellement ouvertement qu’on se serait cru au petit marché de nuit sur le port de Lesbos. Enfin, Lesbos je connais pas… mais les marchés, un peu… pas mal même. On a déconné un moment pendant que Jack tentait de nous montrer qu’il trouvait le temps long. En pure perte. Désolé, mec, jamais su résister à la méthode directe !

L’après-midi, on s’est paumés dans les ombres et les cordes à linge de ce damier dominé par les relents d’égouts. C’est marrant Barcelone : une ville au cordeau mais baroque quand même. Exactement comme devrait être la vie d’un honnête homme… je dis par là : assumant l’extrême coquetterie d’être d’équerre et foutraque, cassé et beau en même temps.

Je me comprends. Si ! Moi, je me comprends ! Question d’angle de vue… Et puis… à la philosophe du point du jour, faut pas trop demander, n’est-ce pas ?

Un autre conseil de vie sur la lancée ?

Dans la vie d’un homme sage, prendre le temps chaque jour de regarder le soleil se lever et le soleil se coucher… voilà qui serait un bon début.

Philosophie de l’orbe. Évidemment dans les coins embrumés du pays des Gaulois des Celtes ou des Germains, cela ne serait pas possible tous les jours.

Mais nous sommes du Sud, n’est-ce pas ? Sommes Latins.

Méditerranée, tu es ma seule racine. Quand je suis là, je le sais.

Ensuite, on a traîné encore, on a bu, on a ri, mangé un petit peu quand même mais c’était boire encore : boire l’huile des fritures.

On a parlé bien sûr. De tout de rien. Je ne sais même plus. Si, de l’attentat de Jacques ! Naj l’a pris avec le plus grand mépris. Ouvertement. Cruellement. Et malgré ce, serviable quand il a expliqué à Jack comment il devait s’y prendre pour se faire oublier : déjà, prévenir ses parents, s’il ne voulait pas qu’il aillent voir les flics. Jacques l’a fait, illico, pendant que Naj me demandait de quoi j’avais envie. Il en est revenu tout chose, notre ami Jacques, mais comme on venait de décider que c’était le moment de passer sur le mode découverte approfondie de la ville, sans lui laisser le temps de se ramollir, on est partis trainer. Tout doux, l’après-midi : en touristes. De plus en plus sauvagement à mesure que le jour déclinait. On était assoiffés. Oui, c’était bien la soif qui nous bougeait d’un endroit à un autre. Parce qu’on était jeunes, parce qu’il faisait doux, parce que la ville entière était prise d’assaut par des gens comme nous, insatiables, sans limites, parlant toutes les langues de la fiesta sans fin et surtout rassemblés de tous les coins gris de l’Europe, précisément pour ça, juste pour ça : pour se saouler d’Espagne par tous les pores de leur peau de rouquins.

Alors un rien de jambon pris debout, appuyé à une voiture, et la soif se creusait encore. Tout devenait irréel, il y avait trop de monde, trop de cris mélangés, trop de bruit, de bouches ouvertes, de verres dessus... l’ail, la tomate, les anciens sur les bancs, les hommes statues par milliers, les guitares en papier des gitans andalous délogées (pas par les tenanciers ni par les forces de l’ordre, non, expulsées par l’accordéon et le cymbalum de leurs frères de l’est).

Tout ce mélange, tout ce commerce ! La toute puissance et la vermine : une illusion de grande cité antique, de Rome immémoriale : éternelle et déjà décadente.

Ombre, draps, plantes vertes aux balcons luttant contre le vent et les bannières : celle du Barça et puis l’autre rouge, jaune, rouge, jaune, etc, en bandes étroites. L’ocre des façades où les tags rendent si bien. Et puis des travaux partout. L’effervescence d’un pays jeune encore. Un sacré choc pour nous que les anciens encerclent.

Des dizaines de bars, on a faits. En passant par celui d’où Naj ne pouvait plus partir. Celui où il y avait aux murs une expo de dessins noir sur blanc, assez simplistes, plutôt sordides… simples et durs, métaphysiques… non ! symboliques, je voulais dire… bref… je sais plus… toujours est-il que Naj ne pouvait pas s’en décrocher, de ces dessins.

Puis la soirée est venue (sachant que la soirée, ici, c’est déjà presque le matin pour des gens civilisés)… on a fait une tentative dans une boîte de nuit latine. Pour le plaisir de les voir bouger dixit Naj. Et en effet, à condition de bien vouloir faire abstraction de l’étalage de virilité et de soumission qui ruisselle de ce cirque codifié, ils dansent comme des dieux, les latinos.

Quand on est sorti cloper, qu’on s’est vus, blafards, sous les néons roses et verts de l’enseigne « Brisa del Caribe », au milieu de tous ces machos qui se la jouent voyous des bidonvilles et de ces greluches qui font leur belle sous prétexte qu’elles l’ont dans les gènes, le jeu de croupe de Shakira, on a pas eu à se consulter, on est allé voir ailleurs.

À l’oreille, on est tombé sur ce bar/boîte de la Plaza Real où là, oui, on était à notre place. Rock et déjante. Tout ce qu’on aime.

Et en plus, il y avait là, Chus. Toute de noir vêtue… avec la queue qui mettait le feu (la queue de son costume de panthère !)

Tu penses à moi, Chus ?

Allez, un petit peu quand même !

Putain, l’arrosage, maintenant. Si le jet se met à changer d’angle (ce qui ne devrait pas tarder), je vais me faire tremper et le cahier avec.

Allez, j’y go.

C’est là qu’on va voir si je marche droit ou pas.

Because you’re mine, baby, I walk the line.

Because you’re mine, baby, I walk the line.1

N’importe quoi, ma pauvre fille. N’essaie pas de marcher droit. Pour ça, c’est un peu tard.

Va plutôt te coucher.

Pas question ! Un petit café, ça oui.

Humm…

1 Johnny Cash / I walk the line

20

Ils sont allés boire un coup. J’ai fait celle qui dormait.

Je voyais pas le moment de revenir à toi, Luz.

Je suis tellement triste. Comme un dimanche. Comme un férié. Comme un dimanche férié. Je peux pas m’en guérir de cette tristesse qui suit les fêtes. Qu’est-ce que je donnerais pas pour être déjà rentrée. La journée et la nuit d’hier, c’est simple : derrière, tu mets rien. Juste éventuellement cette envie de t’enterrer… ouais là, à même le sable de cette plage qui empeste le calamar à la plancha. Ou une anesthésie. Jusqu’au lundi. Oui, que lundi vienne, qu’il y ait enfin des choses à faire : du taff, des mouvements qui ramènent la paix en même temps que le silence et la fatigue. La routine, putain ! Le salut d’une routine… por favor ! por piedad !

Tu veux me dire à quoi ça sert de monter s’il faut descendre ?

J’en veux pas des cendres, je veux le feu, la braise, l’adrénaline, le vertige…

Juste envie de pleurer. C’est quoi, cette vie qu’on mène ?

J’ai du m’endormir.

On dirait qu’ils font la paix autour d’une pinte. Enfin, pas d’une, de plusieurs, la table en est pleine. Tout à l’heure, ils se sont embrouillés quand Naj a annoncé à Jacques qu’il bossait dans la pub. L’autre, ça l’a rendu fou furieux. Il écumait. Il bavait de dégoût. Il lui a pas fallu plus de deux secondes, à Naj, pour lui clouer le bec. Il lui a dit que les pontes d’IDEA avaient retiré la plainte, qu’ils étaient carrément ravis… trop contents de ce regain de notoriété dû à la tentative d’incendie, de cette pub gratos. Quand il lui a balancé tu gâches le boulot, collègue, faut pas bosser pour rien, c’est pas correct envers la profession, il était fou, l’autre. Il est allé piquer une tête. Pour se calmer sans doute, ou se punir : elle est à 17 ou 18 degrés, la mer !

Si on est venu là, cet aprèm, au pire de la Costa Brava, c’est pour qu’il se fasse une idée par lui-même. Si le projet c’est de se faire oublier, de donner du temps au temps et de l’espace à l’espace… alors, oui, il est au bon endroit. Des panonceaux qui proposent de l’embauche pour la saison, y’a que ça. Mais là, comme le plainte est retirée, je sais pas ce qu’il va faire.

À sa place… avec l’état d’esprit qu’il a… ou qu’il dit avoir… y’a un bail que j’aurais décampé de chez mes vieux, il me semble !

Il est largué, ce gars. C’est pas très cohérent, sa position.

Alors celui qui gonfle, c’est Naj ! Il a encore fait des allusions sur moi : que je serais en fuite, que je me planquerais… même si je sais même pas ce que tu fuis, il a dit. De quoi je me mêle, d’abord ! Pas moyens de me sortir de cette mauvaise sensation qu’il est, d’une façon ou d’une autre, lancé à mes trousses, derrière moi, qu’il me suit à la trace, que sa présence là, avec nous, n’est pas le fruit du hasard. Je le sens moyen. Décidément, j’aime de moins en moins son air d’être au-dessus de tout, d’avoir tout vu, d’être revenu de tout. Il agace.

Et ce délire qu’il nous a tapé à propos de la Catalogne et du nationalisme !

Nationalisme de crotte de nez ! Et que la Catalogne, ça n’existait pas. Que si ça continuait, on reviendrait bientôt au système de la ville-état, comme au bon vieux temps du chacun pour soi. Avec une violence, tout ça ! Comme si ça changeait quelque chose pour nous !

Pourquoi pas le comté de Barcelone, pendant qu’on y est, il a dit.

Pourquoi pas le califat de Marseille, a renchéri Jacques.

Celui-là, faudra lui expliquer que parfois, il ferait mieux de rester en dehors, de pas se mêler… pitoyable !

L’autre chose que je ne supporte de moins en moins, c’est la façon qu’à Naj de traiter Jacques. Il est d’un cynisme comme jamais j’ai vu. Tout ce que peut dire Jacques de ce qui le fait bouger, ses grandes idées, ses révoltes, il le dégomme systématiquement, méthodiquement. Et ça laisse Jacques sans réplique. Evidemment, il le sait que Naj a raison. Tout le monde le sait qu’en face de la barbarie capitaliste froide, tu peux rien mettre dans la balance et qui fasse le poids.

Je jurerais pas que Jacques passe un aussi bon week-end que ça.

Naj a proposé de coacher Jacques. Lui apprendre… le guider vers des actions plus… symboliques, soi disant…

Moi, ça ne m’intéresse pas… leurs histoires. Ils sont grands l’un et l’autre, n’est-ce pas ? Ce qui est sûr, c’est que ce Naj est un manipulateur de première et que celui qui va y laisser des plumes, c’est Jack.

Bon sang, quand est-ce qu’on rentre ? Vous le voyez pas les mecs que tout est retombé, qu’on se traine, qu’on sait plus pourquoi on est ensemble !

On a dépassé la date, les frangins…

21

C’est pourtant bien vrai : c’est parce que t’es là que je marche droit.

Il m’en aura fallu du temps pour arriver à comprendre que la solution n’était certainement pas de te rejoindre dans la mort… que peut-être… en vivant… en vivant pour toi qui était partie, je pouvais tenter d’être digne de ce que toi tu aurais pu être. Toi, désirée, entourée d’amour… dans la paix d’un foyer sans histoires et sans drame… enfin… je suppose, j’imagine…

Ouais, un jour j’ai décidé ça : qu’à partir de ce jour, je devais marcher droit, parce que tu étais là. Ou parce que tu n’y étais plus, ce qui, pour moi, revient au même.

Je sortais d’HP. J’étais détruite. Parallèle à ces barbelés bleus que j’ai tatoués depuis autour de mon poignet gauche, j’avais une belle cicatrice, bien nette, bien droite. Pour ça, le cutter, y’a pas à dire, c’est le top.

J’avais vingt ans et quelques. Plusieurs années déjà dans la zone, dans les squats, entre les pattes d’illuminés pour qui être cool, c’était fumer tous ensemble en écoutant de la musique et coucher avec chacun à tour de rôle ; entre les pattes de fumiers pour qui coucher, c’était coucher pour leur profit. La déglingue absolue. La drogue évidemment, les larcins, les trafics afférents… Dans ces cas là, les gens se posent toujours la même question. Mais… et l’argent ? Franchement, le pognon, c’est jamais le problème. Enfin, suivant ce que t’es prête à faire !

Oui mais bon sang… quelle crasse !

Une crasse telle que je ne sais pas encore comment je suis arrivée à m’en laver, de toute cette merde.

Si ! Sans aucun doute en grande partie grâce à Marie : l’infirmière de l’Institut. Elle m’a beaucoup aidée, Marie. Quelquefois je regrette…

Bon, elle aussi, elle m’a mise entre ses jambes mais… comment lui en vouloir ? Jusqu’au jour où elle m’a lâché qu’elle envisageait de quitter son mec et ses gosses pour…

Là, je me suis tirée. La conjugalité, c’est pas mon truc.

Retour à la rue, encore pour un long moment. Mais forte. Bien plus forte qu’avant. Je n’étais pas la même. Plus personne n’a posé ses sales pattes sur moi. J’ai jamais plus laissé personne me la tendre, cette main secourable qui te sort du caniveau pour te fourrer la tête sous l’eau… non, je me suis démerdée seule. La donnée essentielle étant que je ne touchais plus à rien. Et ça, ça changeait tout.

Les marchés, c’est ce qui m’a sauvé. En tant que glaneuse, d’abord et puis ensuite, comme vendeuse. J’aimais ça, vendre. Quand je vendais, je comprenais pourquoi j’étais là. Ça se voyait que les gens, leur pognon, ils me le donnaient pas juste pour les carottes. Alors bien sûr, c’est rien. C’est du cinéma bon marché. C’est deux minutes de paroles convenues plus ou moins fausses et pourtant, je te jure que c’était la première fois que je me sentais à ma place : utile, respectée, appréciée. À la façon qu’ils avaient de venir vers moi, les gens – les vieux surtout – je le sentais qu’ils étaient contents, que c’était moi qu’ils venaient retrouver. Alors bien sûr, j’avais des problèmes avec les patrons (les problèmes habituels… passons) mais j’ai déjà dit qu’à cette époque, j’étais devenue forte. Un gros souci également pour jouer leur jeu moisi du petit mot qui fait vendre : sur le chien, sur le temps, sur les rhumatismes… Demander à Mme Machin si la prostate de son mari ça s’arrange un peu, désolée, mais pour moi c’est le summum de l’obscénité. Du pur mépris. Jamais su faire. Non plus mettre en avant tel ou tel produit, forcer un peu la main, non. Résultat, je vendais, oui, mais pas aussi bien que ceux et celles qui acceptaient de jouer le jeu à fond. Moi, ce que je kiffe, c’est regarder les gens dans les yeux, leur donner ce qu’ils aiment, voir un vrai sourire dans leur regard, un vrai merci. Savoir que tous les mots ne sont pas des mots vides, des mots appris par cœur dans le scénario de « on jouerait à la marchande et au client » puis récités machinalement toute la matinée à des silhouettes qui ne font que passer, passer en laissant leur blé. Alors évidemment, les patrons, eux, c’est le chiffre, c’est la palette des restes qu’ils voient. Donc, j’étais pas la reine du marché, loin de là… mais comme j’étais sérieuse, ponctuelle, réglo… j’arrivais quand même toujours à me caser. L’ambiance avec les collègues, j’insiste pas, c’était juste à gerber. Le cul, le pognon, les étrangers qui vont nous foutre dehors, l’État qui nous prendra jusqu’à notre chemise pour la filer à des fainéants qui passent la journée à roupiller et la nuit à niquer… tout ça, ce yaourt périmé vomi par les média qu’ils ont tous dans la tête… dont ils s’autofécondent dans chaque mot qu’ils disent, moi, ça m’atteignait pas. Je bossais, je prenais mon petit billet, ma cagette de trucs invendables et je me cassais.

L’après-midi, le plus souvent, c’était ballade s’il faisait beau ou alors, dans le cas contraire, bibliothèque. J’avais découvert ça un jour de pluie battante. La première fois, c’est sûr, j’y suis entré pour me mettre à l’abri. C’était gratos, chauffé, peinard… et puis il y avait tout. Même des dictionnaires… je ne perdais dans les dictionnaires. J’y passais les après-midi. J’ai lu des centaines de livres. J’ai vu des milliers de films. Je prenais même des livres lus que j’écoutais en bossant. C’était pas se cultiver, c’était s’emplir, se gaver, se bourrer et puis surtout c’était se venger.

Les filles, elles le savaient bien que j’étais à la rue, que j’étudiais pas le moins du monde mais je suppose que je ne gênais personne. Au bout d’un moment, il s’était même crée des liens. Avec elles et avec quelques habitués. Des coups d’œil échangés, pas plus. Il y avait même un gars ou deux qui me regardaient normalement. J’étais pas habituée. Je freinais tant que je pouvais. À fond sur la défensive. Je me disais Gaffe, petite, t’as pas les codes, t’as plus les codes ! J’évitais. J’avais peur. Alors, je me cherchais une autre bibliothèque et c’était réglé. C’est pas ce qui manque…

Un jour, il y a eu un tour de vis : le travail au noir… ça devait plus les arranger. Ils ont commencé à ne plus fermer les yeux. Du coup, ça c’est un peu durci. Pas trop, un peu. Les patrons, ont déclaré quelques uns d’entre nous et puis voilà. Moi pas, j’y tenais pas. Ça a continué un moment encore, jusqu’au jour où ils ont proposé aux commerçants de leur donner du blé pour nous déclarer. Pour nous, les larbins, ça ne changeait pas grand chose, (sauf pour ceux que ça faisait passer dans la tranche imposable : ceux qui avaient plusieurs boulots et vivaient seuls ! Bravo ! Merci !) mais pour les boss, c’était des économies d’impôts subtancielles, à les entendre… alors évidemment…

Alors non ! Moi, j’étais pas d’accord, je voulais pas y être dans leurs papiers. Je ne voulais pas apparaître. Nulle part. Je n’avais pas de numéro de sécu, je ne voulais pas en avoir. Et d’ailleurs, je n’en ai toujours pas.

Il a fallu trouver autre chose.

La combine pour l’élevage de poissons, c’est un client qui m’a branché dessus. Comme ça, un jour en parlant. Ce business, c’est un truc à son fils. Ça, entre autres… si j’ai bien compris. Pour lui, c’est juste un à-côté, une danseuse, un investissement… est-ce que je sais ? Il est dans l’immobilier. Rien à voir. N’empêche, le terrain vague, la source chaude dans un coin, personne ne s’y était intéressé. Lui, si. Lui, tout de suite. Eau chaude égale poissons tropicaux… égale bonne combine. Bingo ! Les gens qui mènent le monde, c’est pas qu’ils soient plus forts, c’est juste qu’il savent mieux relier les choses… bon ensuite bien sûr, chiffrer, prévoir et amortir, c’est leur domaine. Mais quand même… l’idée, l’idée qui tue, toi, pauvre conne, tu peux te gratter la tête pour la trouver. Eux, d’une ils ont le gène pour faire du pognon avec tout ce qu’ils touchent ; de deux, quand ils ont sous les yeux la bonne affaire à faire, ils la laissent pas passer ; de trois, ils connaissent qui il faut où il faut.

Eux… clac, sitôt envisagé, sitôt réalisé… et par ici la monnaie !

Faut savoir rester à sa place.

Alors depuis, je suis là, à nourrir les poissons, à garder le terrain. Combien… cinq ans ? Six ? Je sais plus…

À date fixe, il arrive un lot d’alevins. On les gave x jours. C’est selon les espèces. À l’heure dite, il vient un mec pour prendre livraison des bestioles. Pas de papiers, pas de contrôle, pas de facture. J’ai juste à prévenir s’il se passe quelque chose de louche. S’ils changent de couleur, s’il en crève un peu trop, j’appelle le véto : un vieux avec un collier de barbe ridicule et qui pue de la gueule. C’est tout. Le boss, je ne l’ai jamais vu. Je ne suis pas vraiment payée. Pas officiellement. Un peu quand même… le chauffeur me pose une enveloppe sur la table et voilà. Je suis logée : la caravane ça me va. Et puis surtout, je suis peinarde. Personne ne vient me demander de comptes. Personne ne vient me contrôler. C’est comme si je n’existais pas. Pour personne.

Et c’est EXACTEMENT ce que je désirais, ce à quoi j’aspirais depuis toujours : disparaître de la circulation.

Pour ça, c’est une grande réussite.

Je ne trouverai pas mieux.

22

Je viens de relire ce que j’ai écrit l’autre jour…

Je vois bien que je suis au point crucial, à l’endroit où, dans le 96, on termine la boucle du 9 pour plonger vers le 6. Sur la boucle du 6, sur le plus bas de ce qu’il m’a été donné de vivre, sur le pire du pire, je fais l’impasse. Je l’ai évoqué comme il fallait… rapidement… avec toute la force que ça me donne de savoir que toi, mon âme sœur, tu n’as rien pu vivre. Ni le pire ni le meilleur. Et donc j’ai passé vite pour arriver à la partie du 6 où ça monte, où ça gicle vers l’avant.

J’espère en être là.

Sans savoir où je vais aller, ni quand, ni comment…

Dans ce que je viens d’écrire sur les marchés… j’ai dit le bonheur que c’était de se sentir utile. Ça oui, ça m’émouvait, ce que je sentais entre les gens et moi. Mais je pense à autre chose, ce soir… je me souviens à quel point ça me foutait les glandes de constater qu’entre un collègue roublard qui leur faisait des manières tout en les méprisant absolument et moi… eh bien… comment dire… ça ne faisait pas une grande différence. Qu’entre du mépris enrobé de pépiage commerçant et de la vraie attention, du vrai respect… ils n’étaient pas nombreux, ceux qui faisaient le distinguo. Il est pas là, votre collègue ? Il est gentil, hein. Ben non, Madame Calvet, il n’était pas gentil ! Il était juste faux. La vérité, c’est que vous le dégoutiez, mon collègue. Pas juste vous, tout le monde. Il était gentil comme un hypocrite de marchand, à coup de phrases toutes faites, de compliments rabâchés. Ne me dîtes pas que vous le preniez au pied de la lettre, son babillage intéressé ? Si ?

Et si ! Malheureusement, si. La plupart d’entre vous n’y voyaient que du feu. Comme si les mots seuls comptaient. Comme si vous vous en foutiez que l’on vous mente.

J’ai souvent pensé ça : à ce que l’on dit et à ce que l’on éprouve.

Me l’a-t-on assez reproché, de ne pas assez donner le change, de ne pas jouer le jeu. Pas seulement dans le commerce… en amour, dans la vie…

Est-ce que vous voulez tous la même chose ?

Est-ce que vous voulez tous que l’on vous berne ?

Que l’on vous ensevelisse sous les phrases toutes faites ?

Ne sommes-nous pas tous prêts à nous laisser amadouer par le bruit que fait la bouche ?

Pas question !

23

Pourquoi j’écris ?

Pourquoi j’écris ma vie dans ce journal ? Pourquoi à ton intention ?

Parce que c’est le moment. Je sais que c’est le moment…

Et puis… parce que ma vie racontée est plus vraie et plus belle et plus pure… et plus droite…

Attention citation :

« C’est pour toi, pour que tu sois plus grande et plus belle et plus droite, que je me suis coupé le cœur en deux, comme un sabot d’agneau ».1

Un soir, dans un troquet, une fille est venue dire un texte qui commençait par ces quelques lignes. Une fille dure, tout en noir, avec des cheveux verts et une bague comme une dague. Entre ça, son air et son accent à couper au couteau, elle était presque menaçante. Ça se passait dans le cadre d’une scène ouverte. Alors évidemment, les gens mangeaient, buvaient des coups… s’en foutaient plus ou moins, quoi. Plus exactement (je l’ai compris au fur et à mesure) leur attention ne se fixait qu’au moment où un pote à eux prenait le micro. Bel exemple de respect entre parenthèses !

Elle s’est pointée, elle a tapé deux/trois coups sur le micro et sans nous regarder, elle a démarré, direct, agressive. Elle a cloué tout le monde. Elle a balancé son truc et puis elle est allée se rasseoir, coupant dans le silence qu’elle avait imposé.

1. Linda Maria Baros – Les enfants passés au tamis - (L’autoroute A4 et autres poèmes, Cheyne éditeur, 2009

Ça m’est resté pour toujours, ces quelques mots et puis cette impression. Cette impression que parfois, il y a des mots qui comptent, qui imposent le respect.

Et même si je n’ai pas osé aller la voir… j’y pense encore… j’y pense…

Je crois que j’écris aussi parce qu’un jour j’ai appris à aimer les mots… les mots des poèmes, les mots des chansons, tous les mots qui restent dans la tête, qui sonnent, qui frappent, qui font écho…

Jacques est passé. Il vient de partir.

On a parlé de ça : de l’écriture. Je lui ai dit le texte de Linda Maria Barros. Apparemment, la poésie, c’est pas son kif. Lui, il est plutôt chanson. Il en écrit à ce qu’il m’a dit… des chansons engagées, je suppose. Je me suis bien gardée de lui demander. J’ai changé de sujet aussi vite que possible. Peine perdue sans doute. Un jour, il y reviendra : les gens qui écrivent finissent toujours par te le mettre sous les yeux leur bazar et te dire « Alors ? ». (Voir moi avec Olive !!!)

Dieu sait que je l’ai pas poussé dans ce sens. Oh que non !

Par contre, j’ai commis une autre erreur : lui avouer que moi aussi j’écris, tous les jours, même, j’ai cru malin d’ajouter. Et comme je refusais de lui en dire plus, comme je tentais de ramener ce truc à ses justes proportions : vider son sac, poser les choses en tas, les propres avec les sales, avant de se coucher… pas grand chose de plus qu’une petite manie qui fait passer d’un jour à l’autre... il a refusé de me croire. Il est devenu lourd ! Il dit qu’il faut qu’on se soutienne, qu’on s’encourage l’un l’autre. Que la création pour des gens comme nous, c’est sans doute la seule porte de sortie ! Tu parles ! Passe devant, je lui ai dit. Passe devant et ferme la porte. Moi, je vais nulle part.

Il a fallu que je m’énerve pour qu’il lâche l’affaire. Décidément, il vaut mieux éviter le sujet…

C’est pourtant vrai. C’est pour toi seule que j’écris. Il n’y a que ce journal-ci qui compte. Celui que plus jamais je n’évoquerais avec qui que ce soit. Les autres, les Cahiers Noirs, ceux de tous les jours, c’est rien du tout. C’est juste une vidange avant de me coucher.

Vidange de mes démons. Ce serait un bon sous-titre ! Non ?

Le journal, le tien, c’est lui qui compte car c’est ma vie. Ma vie vue de l’intérieur, passée, présente… à venir ? Avenir, je ne sais pas, c’est pas un mot que je prononce. Ni que je veux envisager.

Si j’écris c’est peut-être aussi que je ne suis pas capable de m’effacer autant que je le dis. Que ma non-existence, je ne l’accepte pas aussi bien que cela, aussi loin qu’il faudrait pour qu’elle devienne enfin tout à fait indolore. J’en ai encore, de la douleur. Pas comme avant, bien sûr mais… un peu. Faudrait être une nonne, être dans la zone rouge de la vie spirituelle, pour n’être vraiment rien, n’apparaître nulle part, n’avoir pas de sillage… et s’en accommoder au plus profond de soi.

Se laisser accueillir en tant que rien dans le grand rien qui n’a cure de nous.

Je ne suis pas ce sage dans sa grotte. Je ne suis pas ce saint assis en haut de sa colonne, déjà fondu au ciel. Je n’ai jamais vraiment voulu me couper de tout ça : je veux dire… le monde, les autres… C’est à la vie sociale que j’ai tenté de me soustraire. C’est tout. Si je n’aime pas le quotidien, je crois bien que j’aime la vie. Est-ce que j’aime les gens ? Je ne sais pas. Oui, je crois que oui. Si. J’ai quand même encore (en dépit de tout ce que j’ai vu) une curiosité… un à priori curieux et positif envers les gens…

Je ne suis pas sur la défensive. Sans doute pas assez. Quand je pense aux trucs dans lesquels je me suis embarquée au cours de ma vie, je me dis parfois que je suis vraiment barge…

C’est pas ça.

Je veux dire, je sais que je ne suis pas barge. Pas autant que certains voudraient que je le sois. C’est juste que l’envie d’autre chose est plus forte que tout. C’est juste que pour vivre un instant d’inattendu, je me sens prête à sacrifier une histoire d’amour. Je ne peux pas m’en vanter mais c’est la pure vérité. Alors non, vraiment, je ne suis pas sur la défensive.

Bien sûr… il y a la peur. Mais cette peur qui ne me quitte pas, cette peur dont on m’a nourri, cette peur qui est devenue ma charpente… elle ne m’a jamais empêché de vivre. Si elle me pousse vers les marges, là où je pense qu’on n’ira pas me chercher, elle ne m’a jamais barricadée, elle n’a jamais levé le pont-levis.

Je ne suis pas acteur, je ne suis pas consommateur, je ne cours après rien. Je ne suis pas et ne serai jamais d’une famille (de chair ou de pensée).

Je suis seule

mais j’existe.

Je n’existe pour personne.

Je ne suis là pour personne !

Il n’empêche, je suis au monde. Je suis un monde. Et quand je me définis le mieux c’est quand je note pour toi ce que je suis. D’où je viens, où je vais.

J’existe.

Et quand j’existe le plus, crois-le ou pas, c’est quand je t’écris, ma belle.

24

J’ai peur !

Putain comme j’ai peur !

Je m’accroche au stylo. Je tremble comme une feuille.

Cette fois, ça y est ! Il est passé à l’acte. Il a essayé de me coincer, ce gros porc.

Bon dieu ! Ses mains sur moi ! Ses yeux !

Mon corps… vu par ses yeux !

Sally… pauvre Sally, tu devrais le savoir qu’il n’a jamais eu peur de toi. Tu pouvais aboyer tout ce que tu voulais… y’a personne dans le secteur. Et t’as bien fait de pas lui sauter à la gorge : avec ses chaussures à coque d’acier, il t’aurait massacrée.

Chut, je te dis. Ne sois pas triste, ma fille.

Qu’est-ce qu’on va faire ?

Si j’avais pas un grand entrainement à… à ce genre de situations… Si j’avais pas les nerfs que j’ai… j’y passais, là, en bas de l’allée, dans la poussière acide des cyprès !

J’étais déjà sous lui, j’étouffais. J’étouffais sous son poids, je détournais la tête, je disais rien.

Nos souffles se percutaient dans la bande son d’un film trash.

Pas penser aux images !

Pas le voir ! Pas croiser son regard ! Pas sentir ce qui monte !

Attendre. At-ten-dre !

Si tu cries pas, si tu cherches pas à mordre, si tu as le cran d’attendre, le mec va pas te frapper. Il s’y voit déjà… il y est déjà, en toi !

J’attendais le moment… le seul moment où tu peux sauver ta peau… Ta seule chance, quand il n’y a personne autour, c’est le moment où il va se tortiller pour baisser son futal.

Il faut avoir les ovaires d’attendre, d’attendre le plus possible. Si le pantalon est déjà défait, même un peu descendu, c’est encore mieux.

Je connais… je connais… tu parles si je connais ! Depuis le temps que j’en croise de ces pauvres mecs qui ont du foutre plein la tronche, plein les yeux, plein la bouche à force de regarder des horreurs…

À ce moment précis, j’ai roulé sur le côté.

Je lui ai échappé.

Il s’est levé en furie. Sally gueulait. Je lui disais de la fermer….

La voiture !

C’est ça qui m’a sauvée : j’ai ramassé des pierres et je les ai balancées sur sa bagnole.

Pam, sur la belle peinture métal, pam, pam… en plein milieu de toit !

Il s’est mis à brailler. Au lieu de se jeter sur moi, il a décidé de voler au secours de sa peinture.

Et il s’est barré.

Il aurait pu me tuer, je suppose…

Je sais qu’il reviendra…

me tuer et me violer puisqu’il est de cette race qui pense qu’on peut le prendre et en user, du corps qui passe à portée ; que c’est une loi de la nature, ce privilège qu’a gardé le mâle de se servir dans son troupeau… parmi toutes ces femelles qui n’attendent que ça… qui ruent un peu pour l’exciter… mais qui mouillent quand même.

Ouais… un droit. Ils pensent que c’est un droit.

Putain UN DROIT DE QUOI ?

Celui que tes supérieurs appellent droit de cuissage ?

Celui auquel, dans la famille, on ne veut pas donner de nom ?

Celui qui, dans le cadre des liens sacrés du mariage, devient même devoir ?

Un droit ? Putain ! Comment on peut dire ça ?

Quel droit ? Edicté par qui ? Voté par qui ?

On devrait pouvoir poursuivre en justice celui qui prononce l’expression droit de cuissage, même si c’est pour le déplorer. Ce mot, il faut l’éradiquer. Empêcher qu’il soit prononçable, concevable…

Du haut de mon érection toujours aussi miraculeuse, 400 000 ans de civilisation pour rien vous contemplent, femelles, et voient en vous le trou où s’épancher.

Allez vous faire traire par des machines à traire ! Putain !

Paluchez-vous devant vos écrans mais laissez-nous.

LAISSEZ-NOUS !

Laissez les femmes ! Laissez les filles ! Laissez les putes…

C’est pas parce que vous êtes des chiens qu’on est des chiennes !

Ah, Ferré !

Nous ne sommes pas contre le fait qu’on laisse venir à nous certaines chiennes puisqu’elles sont faites pour ça et pour nous.1

Gros porc ! Toi aussi t’es un gros porc, Ferré ! D’ailleurs ça se voyait dans tes yeux que tu ne respectais pas les femmes.

Un jour, on va venir vous couper les couilles. Vous passer l’envie d’abuser de la faiblesse de l’agneau sacrifié sur l’autel de la virilité !

La fois où j’ai tenté de me suicider, c’est le jour où ma copine de chambre, à l’hôpital, m’a raconté qu’elle avait fait des pipes à un prof pour avoir chacun de ses semestres !

C’était une perle, cette fille, une perle de pureté. Ange d’un autre monde devenu…

un cœur saccagé… une fleur piétinée… un trésor ravagé…

Salauds !

Non. Un autre monde n’est pas possible !

Je ne crois pas qu’un autre monde soit possible.

Ou alors avec d’autres personnes.

1. Le chien Léo Ferré

Foutez-moi la paix avec le monde… foutez-moi la paix.

Où je vais aller me cacher maintenant ? Où je vais finir…

Naj vient de m’appeler. Pas pu répondre. Il a laissé un message :

Ça va ? Je suis là. Tu le sais que le jour où tu auras besoin… je serai là.

Ça devrait me rassurer mais ça ne me rassure pas, sa présence… au contraire. Ça me file la trouille. Encore plus. Comme si je sentais qu’il est déjà là, dans un coin, qu’il a tout vu. Qu’il est là, dans l’ombre de la haie, enveloppé dans son trench noir. Qu’il fume tranquillement en me regardant pleurer et trembler. C’est comme si je le voyais.

Faut que je rentre, vite !

Je me sens comme une mouche qui tournoie et suffoque sous le regard d’un putain de sale gosse qui la regarde se noyer dans une flaque de pisse !

J’ai peur.

Mon dieu, Luz… ne m’abandonne pas.

Baby I walk the line…

Oui. Il va falloir marcher. Va falloir se tirer.

J’ai peur.

Ils vont venir.

Si c’est pas lui ce sera un autre. Même ici… dans ce néant… jamais… jamais je n’aurais de repos. Une fille seule, une basanée, une sale gouine, c’est trop tentant, ça fait trois cibles, trois trous où fourrer sa haine, sa puissance, son gourdin.

Assouvir et souiller. Ça va toujours de pair.

Salir et soulager. Salir, pour soulager la fièvre, la part sale du mâle. Contaminer. Propager. Envahir. Pour un billet de 50, pour un gnon, pour une robe blanche de princesse d’un jour, c’est pas ça le problème. Le fait, c’est que ça ne leur suffira jamais de se vider les couilles. Leur soulagement implique la souillure et la domination. Un plus faible, il leur faut. Faut qu’il y ait une victime. C’est pas envisageable que la pression retombe sans que la foudre grille quelqu’un.

Moi, je l’ai toujours attirée, leur foudre. C’est pas d’aujourd’hui. Alors oui, j’avoue, j’ai peur. Et je sais qu’il va encore falloir mettre de l’espace entre le monde et moi.

Protège-moi, ma sœur… protège-moi, je t’en supplie.

Je sens que ça revient vers moi et que je ne vais pas pouvoir…

Ça s’approche ! C’est à un pas ! C’est là !

Gimme Shelter !

Rape, murder! Its just a shot away Its just a shot away

The floods is threatning My very life today Gimme, gimme shelter Or Im gonna fade away

Ah, les Stones !

C’est ça. Ce qu’il me faut, c’est ça, très précisément ça : m’enivrer, boire et danser. Me soûler de musique et de rhum.

Il suffit que j’entende l’intro de Gimme Shelter pour entrer en transe. Ça monte, ça monte, c’est d’une telle puissance. J’ai dû l’écouter des milliers de fois, c’est toujours aussi fort… l’intro…

ensuite, bien sûr, il y a le texte. Je n’y avais jamais pensé plus que ça… mais là, aujourd’hui… c’est comme s’il était écrit pour moi, pour ce moment précis.

Le viol, le meurtre ! Tout ça à portée de tir Tout ça à portée de tir

L’inondation menace Toute ma vie aujourd’hui Donne-moi, donne-moi un abri Ou je vais me volatiliser.

Parfois, il n’y a rien de plus fort que d’entendre chanté ce que tu ne sais pas dire. C’est pour cette raison que j’aimerais toujours la chanson. La chanson et puis tous ces mots qui tournoient au fond de nous, ces mots que l’ont connait par cœur : les poèmes, les refrains, les répliques de film… tous ces mots qui remontent au bon moment, qui se mettent à tinter sans que l’on ait à les convoquer. Et qui disent pour nous…

Il faudrait…

Oui, il faudrait que je pense à une autre chanson, pas à un autre jour…

Et boire et mettre la musique à fond pour abaisser les curseurs dans le reste du monde…

Gimme shelter or I’m gonna fade away.

25

Ce vieux,

ce très vieux fond de culpabilité

qui fait qu’on le tient là,

serré,

le ballot.

Cette même vieille trouille qui remonte le sang,

par la mère,

jusqu’aux os.

On ne le quitte pas des yeux,

l’endroit d’où l’on sait que ça viendra.

On attend que ça vienne.

Et ça finit par venir.

Il finit toujours par tomber à nos pieds,

le ballot qui pue le linge sale,

la Famille.

Alors,

il se peut que des poissons entrouverts

putridement revivent

ou bien que des aras presque décolorés,

revenant se poser,

embrouillent les fils du cerf-volant,

dedans,

avec lequel on jouait depuis longtemps,

sans savoir,

en sachant.

En attendant ce jour, il est là, sous le bras,

le ballot,

nourrissant d’autres métastases

dans la touffeur de ce nous hérité

remontant,

par la moelle,

jusqu’aux os.

Voilà. C’est tout. Pour ma part, je n’ai rien à rajouter.

Pour le reste, si je peux me permettre, je crois que la corbeille est pleine, bien pleine. Je n’en peux plus. C’est obligé qu’on ait tremblement de terre + tsunami ? C’est quand qu’on reprend pied ?

Reçu ce jour un message de Cathy. Cathy, c’est une cousine, la seule qui sait où me joindre… le seul lien que j’ai laissé derrière et qui peut remonter jusqu’à moi. La seule à m’appeler encore Isabelle.

Alors voilà, c’est fait, maman est enfermée. Pour de bon cette fois. Entre quatre murs blancs.

Ça devait arriver. Comment pouvait-il en être autrement ?

Je n’ai aucune envie de parler de ça. Pour rien au monde je ne voudrais que, par mon intermédiaire, remonte jusqu’à toi cette marée de culpabilité.

Je ne serai pas celle…

Un jour, il faut quelqu’un pour briser la chaine.

Alors c’est moi.

Pourquoi ?

Je ne sais pas. Mais c’est comme ça. Un jour, j’ai juré que ce serait moi. Ce ne sont pas des mots en l’air. Quand je dis un jour, je parle d’un jour on ne peut plus précis : le jour où j’ai fait tatouer ces barbelés autour de mon poignet gauche, à deux millimètres de la belle cicatrice de mes vingt ans.

Arrière ! Je refuse de porter toute cette merde qui remonte de ce nous hérité. Les héritages, on a toujours le droit de les refuser.

Je n’ai rien fait de mal ! J’ai juste décidé de vivre.

Alors on peut me trouver froide, injuste ou tout ce qu’on voudra. Mais je sauve pas ma peau… c’est tout.

Que je sache, je ne coule personne quand je sors la tête de l’eau.

Je ne coule personne. Pardonnez-moi…

… mais les autres, débrouillez-vous comme vous pourrez.

Vous vous sentez seuls ? Qu’est-ce que vous croyez ? On est tous seuls. Évidemment qu’on est tous seuls. Est-ce une raison pour se laisser contaminer !

On s’apitoie. Allez, d’accord ! Bien sûr, évidemment, on est pas de bois… allez on s’apitoie… ouais et puis quoi ?

Combien de temps ? Toute la vie ?

Leur existence, c’est certain, elle n’était pas gaie, marquée au sceau de la peine, maquée… d’accord… mais après… on en fait quoi ?

On en crève ?

Pas question ! Débrouillez-vous. Ne comptez pas sur moi.

C’est pas de la lâcheté. La lâcheté, justement, ce serait de se couler dans vos traces… de suivre votre mauvaise pente.

Alors, ne comptez pas sur moi.

Luz, mon âme sœur, mon ivraie grise…

il va falloir que je le laisse, ce journal.

Je sens que l’étau se resserre, de part et d’autre le métal froid. Je suis cernée. Il va falloir bouger, trouver autre chose, sauver sa peau, explorer d’autres marges… et ça va être dur encore une fois…

Mais, je n’ai pas vraiment le choix.

Je ne peux pas revenir vers toi en ce moment.

Toute mon énergie, il faut que je la tourne vers l’extérieur. Je vais laisser tomber ce journal quelques jours, ma lumière. Mais je te garde en moi, trésor, sous le bardage et sous les clous.

Garde-moi, je t’en supplie !

26

Je veux plus rester à la caravane le soir. Il faut que je bouge de là sinon je deviens folle. J’ai trop peur. Ce soir, je sors. Ça va.

J’attends Olive. C’est pour ça que j’ai repris le cahier. Parce que j’attends, que le temps ne veut pas passer seul… et que j’ai peur…

Il est moins libre qu’avant, Olive. En ce moment, il fait de la figuration. Pas dans un film, faut pas rêver ! Dans la publicité. Un nouveau concept qu’ils viennent de lancer : des pubs avec des vrais gens dedans ! Des sortes de happenings, de tableaux vivants… je ne suis même pas sûre d’avoir bien compris. Il n’en revient pas d’être payé pour ça : il doit juste faire comme s’il vivait là, dans la pelouse au centre du giratoire. C’est une pub « comparative et qualitative sur les audiences télé », (ce sont ses mots). Apparemment, de giratoire en giratoire, ils donnent les audimats des diverses chaines en même temps qu’une idée du profil des téléspectateurs. Par exemple : Arte - 0,2 % - deux pelés – un vieux, type poète ébouriffé, avec une chemise crade, la tête dans les mains, sur une chaise bancale – un jeune métro-sexuel, look homo, costard noir, sur une chaise design qui regarde même pas puisqu’il est au téléphone et qu’il a son Mac sur les genoux. C’est l’exemple qu’il m’a donné. Pour FR3 : des vieux, des femmes qui repassent, des paysans sur des chaises basses d’où la paille dépasse… et même quelques chaises désertées avec des mecs endormis aux pieds…

Olive, évidemment avec son look, avec cette grâce, cette facilité qui le caractérise, il est dans le public de TF1 : une grande foule bigarrée, mobile, épanouie. Comment pourrait-il en être autrement : l’annonceur, c’est TF1. Son taf consiste à aller du canapé au frigo et du frigo au canapé. C’est pas trop dur. Même sept heures durant. Par contrat, il se doit d’être enjoué, captivé, toujours en mouvement, c’est à dire bien en avant du canapé quand il est au salon et ne quittant pas l’écran des yeux quand il va se réapprovisionner en cola. Il paraît que ça marche du feu du diable, cette histoire. Ma parole, si Jacques tombe là-dessus, il en dégomme deux ou trois… pour l’exemple !

Je me demande ce qu’il devient, mon Zéro à Gauche de Jacques… on verra bien, je le vois ce soir. Enfin, si Olive daigne se pointer. Je commence à désespérer.

C’est Naj qui a appelé pour qu’on se fasse une soirée tres fujitivos… oui, depuis notre escapade à Barcelone on a gardé ce nom. Dieu sait qu’il m’avait cassé les pieds avec ça : avec le fait que j’étais en fuite. Là, maintenant, je dois bien reconnaître qu’il a pas faux : c’est vrai, je suis en fuite.

À priori, je n’étais pas chaude pour sortir mais d’un autre côté, il faut que l’on parle. Au moins pour que je voie s’ils n’auraient pas des plans pour moi. Et puis de toute façon, je veux plus rester là avec ce qui s’est passé l’autre soir.

Faut pas que j’oublie de dire à Olive que la combine des produits périmés que me ramenait le gros porc, elle a du plomb dans l’aile, qu’il va falloir trouver un autre fournisseur…

Ah, quand même ! Olive ! Trois quarts d’heures de retard ! T’es dans ta bonne moyenne, mon pote !

27

Soirée bizarre. On est allés prendre un verre vers la Pointe Rouge. Impossible de toucher leur regard. Pas un pour sauver l’autre. Ils sont fuyants. Aussi fuyant l’un que l’autre. Ou alors c’est moi qui suis… à côté de mon assiette. Possible. Pour ma défense, il faut dire qu’ils sont partis d’entrée sur leurs délires révolutionnaires… sur des idées d’action pour Zéro à Gauche. Quand on le lâche sur ce sujet, il devient intenable, le Jack. Et Naj, comme toujours, dans le rôle du coach, du dealer d’idées ! On dirait bien qu’il y prend son pied, à chercher des conneries à faire faire par d’autres. Maintenant que je le vois à l’œuvre, je comprends mieux en quoi consiste son boulot. Et je vois qu’effectivement, c’est parfaitement son truc. Sa vraie nature, c’est ça. Et je déteste. Dans les vieux films de gangsters, le pire, c’est toujours ce petit sadique dandy, un peu en retrait, insaisissable comme une anguille. C’est lui, mine de rien avec ses airs mielleux, qui tire les ficelles quand il faut faire parler la poudre, quand faut lâcher les chiens. Lui, il ne se salit pas. Pas de sang ni de sueur. Lui, il fait travailler sa tête, il calcule les coups tordus qu’exécuteront les braves brutes qui lui sont soumises. Naj est un peu dans ce rôle. Même si mielleux, il ne l’est pas. Mielleux, non, c’est le dernier mot qui viendrait à l’esprit s’il fallait le caractériser, Naj… mais pour le reste…

Ça me rend triste de voir comment Jacques boit ses paroles.

Ça me fait mal de voir que Jacques va dans le mur et que Naj s’amuse de lui comme un chat d’une souris.

Je n’ai pas dit un mot.

Je voulais juste disparaître. J’aurais souhaité ne pas être entre eux deux.

Au bout d’un moment, je suis entrée dans la salle où il y avait de la musique. Danser. Fermer les yeux. Plonger dans la musique. Non, ce n’est même pas ça ! C’est pas une question de musique. C’est une question de tempo. Oublier tout cela. Oublier que je n’ai personne. Ce qui m’irait le mieux, c’est qu’ils passent de la techno, de la bien lourde, de la transe ou un truc dans le genre. Du pur beat qui défonce la tronche.

Ils m’ont suivi. Moi j’ai rien demandé.

On ne peut pas parler dans ces endroits.

De toutes façons, qu’est-ce que je peux leur demander ?

Je ne peux compter que sur moi.

Je suis rentrée tôt mais je n’avais plus peur.

Ce soir, de me savoir seule, je sais pas pourquoi mais ça me rend forte. Je me sens tellement différente !

Je n’ai pas peur. Tu peux venir. J’ai sorti le grand couteau qui date du temps où il y avait du jambon.

Sally ne dormira pas. Je sais qu’elle ne va pas dormir.

Moi ?

Si, moi, je vais dormir.

Mais tu peux y venir. Je t’attends. J’ai pas peur.

Tu peux venir, mon frère, tu peux venir !

28

Les poissons sont à la taille voulue. Faudrait les dégager. Je vais attendre encore un peu. Le hic, c’est que si je remets dans le circuit ceux que j’ai de côté pour le gros… ça va se voir.

Et alors ! Ce sera la bonne surprise du jour, c’est tout. Je ne suis même pas sûre qu’ils contrôlent les chiffres. Si ! Je suis sûre que si. C’est pas parce qu’on est plein aux as qu’on ne suit pas de près le rapport de son business !

On verra, si ça se trouve, ça passe comme ça.

Je vais quand même pas les tuer !

Ni les bouffer !

Et puis, si ça se trouve, il revient, le gros. Il revient avec un autre état d’esprit. Va savoir ce qui lui a pris, l’autre jour. Il peut très bien avoir réfléchi…

Oui, c’est ça… compte là dessus, ma poule !

Et puis n’importe comment, je veux plus voir sa gueule !

Non, il faut que je m’organise autrement. Faut que je décanille de là. J’ai pris le journal pour passer les annonces en revue. Y’a pas grand chose. Des boulots de vendeurs. Des boulots de larbins. Des formations tant que tu veux. Se former, pour quoi faire ? Quand tu as des milliers de filles couvertes de diplômes qui bossent au plus bas de l’échelle, tu crois pas que nous qui n’avons rien, on va retourner à l’école ! Pour quoi faire ? Apprendre à se présenter ? À se vendre ? À donner la papate ? Laisse tomber !

Ah, et puis des services à la personne.

Le nombre de gonzesses pour qui avenir rime avec Couche Confiance ou lingette en microfibres ! Je parle même pas des services aux hommes dans la quarantaine ou cinquantaine active ! Ben voyons ! À croire qu’ils n’ont pas chez eux une légitime qui pourrait tomber sur leurs petites annonces ? Ils s’en foutent. Possible. Du côté des hommes, je ne réponds plus de rien depuis longtemps !

J’ai plus rien à bouffer.

Ce soir Jacques doit passer avec un plat de lasagnes. Tant mieux. Il sera le bienvenu… le plat.

Je déconne, Jacques aussi. Ça me fait même plaisir qu’il vienne passer un moment avec moi. Je n’ai rien contre lui. Simplement… ce qu’il m’inspire par dessus tout, c’est de la pitié. À partir de là, tu sais que ça part pas sur de bonnes bases. La pitié, c’est à peu près ce qu’il y a de pire. Non ?

29

La soirée avec Jacques a été plutôt pénible. Il est venu avec l’intention de se déclarer, comme on dit. J’ai senti ça dès le premier instant. Alors je l’ai précipitée, l’explication fatale. S’il y a une chose que je ne supporte pas c’est de laisser les gens se faire des illusions. Dans tous les domaines ! Et dans le domaine affectif par dessus tout !

Du même coup et de ce fait, j’ai certainement perdu un pote.

Comment faire ? Comment s’approche-t-on des hommes ?

Autrement je veux dire qu’en écartant les jambes pour dire viens là, petit taureau, oh oui, viens, j’ai tellement besoin, j’ai tellement envie de ta puissance en moi ou alors mon tout petit, mon bébé, viens, tu le sais bien qu’il n’y a que moi qui peut te consoler, viens, suce mon sein rond, pose ta tête sur mon ventre si pur, laisse ma main dans tes cheveux, là… làààà !

Vers les hommes, du côté des hommes, c’est comment qu’on y va ?

J’adore la compagnie des hommes. J’aime être parmi eux. Si possible comme un homme parmi les hommes. Dans leur camp, je veux dire. C’est la camaraderie, ce que je recherche, en fait. Pas la virilité. Surtout pas la virilité ! Quelque chose de direct, de simple, de terrien… je sais pas… qui circule (ou qui me semble circuler) entre un homme et un autre. J’avoue que c’est compliqué, ce que je cherche. Que je sois une fille parmi eux, ça finit toujours par poser un problème. Tôt ou tard mais assez vite en général. Même si la plupart des mecs sait que je suis plutôt homo, il arrive toujours, le moment où je dois préciser à l’un d’entre eux que jamais je ne le laisserai entrer dans mon intimité. Je ne parle pas du lit. C’est autre chose. Le pieu, c’est pas grand chose. Encore moins pour un mec. Je parle de ce mur invisible qui m’encercle. Derrière lequel je me suis retranchée. Personne ne passera.

Les filles, l’usage que j’en ai… fait que la question ne se pose même pas. Les filles, en dehors du pieu, je crois que je ne les comprends pas. Et elles le savent bien d’ailleurs que je ne suis pas des leurs. Je le leur fais assez sentir. Mais les mecs… bon sang, les mecs… surtout les mecs d’ici… persuadés d’être d’une autre race que nous. Vénérant la Femme (F majuscule) mais absolument convaincus de sa faiblesse, de son incomplétude… Pauvresses que nous sommes, fragiles futilités (f minuscule), tellement en danger sans la présence du torse, des biceps de ce grand chien fou infantile qui aboiera, qui ira jusqu’à mordre pour défendre la place et le territoire ; qui saura jouer gentiment, tendre la patte dans l’intimité, montrer les dents en société. Ou l’inverse, d’ailleurs… quelquefois, c’est l’inverse : le nombre de maris modèles « tendre et doux » aux yeux de toutes les copines mais dont la femme rate régulièrement des marches ou s’est cognée dans quasiment toutes les portes de placard de la cuisine ! Enfin… passons, la question n’est pas là.

C’est vrai, je recherche la compagnie des hommes.

Pour dire la vérité, je le sais bien que ça ne marchera jamais comme ça. C’est sans espoir. Ils ne m’accepteront jamais sur leur trottoir. Putain ! À un chromosome près ! Les mecs !

Assurez, quoi, les mecs !

Je parle dans le vide. Je me fais des illusions. D’ailleurs, ils me déçoivent souvent. Toujours ? Fatalement, toujours puisque ce que j’ai en tête ce sont des hommes idéaux et des rapports entre hommes idéalisés… fatalement…

J’ai touché deux mots à Jacques sur le sujet. Peine perdue. Ça lui passe au dessus de la tête. Ou entre les jambes… D’ailleurs moi-même je ne suis pas sûre d’y comprendre grand-chose. Je constate. Je déplore… J’ai essayé, pourtant de le lui dire simplement : qu’il ne devait pas me considérer comme une femme. Tu parles. Il a cru que je me foutais juste de sa poire. C’est étrange : c’est à la fois le trop d’orgueil… et à la fois le trop de complexes qui l’empêche de voir la situation de mon point de vue. Il ne peut pas admettre que ça n’a rien à voir avec lui. Il en fait une question d’amour propre. Il ne voit pas plus loin que son amour propre de petit mec du Sud.

Et malgré ce, il n’a pas insisté. C’est bien. C’est mieux ainsi. C’est pourtant vrai que tout cela n’a rien à voir avec lui. La vérité, c’est que je refuse qu’un homme – quel que soit cet homme – m’envisage comme une personne du sexe opposé, pas plus comme une personne d’une manière ou d’une autre complémentaire à lui. Je ne crois pas au mythe des deux moitiés. Je suis. Seule, unique et entière. Sans le manque ni d’un pénis, ni d’une partie de moi qui viendrait me parfaire, m’achever. Et lui, de même. S’il lui manque quelqu’un pour être lui-même, s’il n’a pas compris qu’il est seul au monde, depuis toujours et pour toujours, qu’il vit et mourra seul, entouré de morts (enterrés ou vivants)… je ne peux rien pour lui.

Il est parti tranquille, je crois. Je suis sûre que ça pouvait devenir un copain. Même si je ne pense pas que lui veuille d’une fille pour copain. Enfin… maintenant, les choses sont claires entre nous. C’est déjà ça.

Au moment où il partait, je lui ai dit trois mots sur l’internement de la mère. Un peu pour me dédouaner. Un peu pour lui donner un gage d’amitié, je suppose. Et puis un peu pour le pousser dehors.

Il est parti avec un air compatissant !

S’il savait…

Ce soir, je ne me vois pas rester là, dans ma nasse, à attendre qu’un lascar vienne soupeser la prise. « Vise-moi un peu cette langouste ! ».

Je plante tout, je vais faire un tour vers la mer.

J’veux pas rentrer, j’veux pas renter chez moi

j’veux pas renter chez moi seule…1

1J’veux pas rentrer chez moi seule / Agathe / Regrets

3O

SALLY

SALLY

SALLY SALLY SALLY

SALLY SALLY SALLY

SALLY SALLY

31

Je ne veux pas revenir sur cette nuit !

Plusieurs jours ont passé depuis… mais les images…

Je voudrais tant… ne pas les revoir, les images. Ne plus penser à tout cela.

Oui ? D’accord. Comment ? Comment stopper le rewind ? Poser ma tête devant moi, en équilibre sur la rambarde (tournée vers le large, pour n’avoir pas à soutenir mon propre regard) et attendre qu’elle se vide ?

Depuis des plombes, je grelotte et je pleure au bout de ce banc de béton brut que les embruns ont adouci et ravagé. Et quand je passe ma main sur l’endroit où affleure la ferraille, où la rouille suinte, ce qui me monte à la bouche, c’est le goût du sang.

Juste au dessus, il y a la voix ferrée.

Le bruit des trains, surtout ceux qui ne s’arrêtent pas, est un appel quasi irrésistible.

J’attends. J’attends Naj.

En dessous, c’est Nervi, un petit port de pêche aux environs de Gènes. La promenade est vide, il commence à se faire tard. L’air est froid et très clair. La mer est grise, irrégulière, creusée par endroits de corridors plus sombres. Il fait bon pleurer. Pleurer sur ce désert qui remonte jusqu’à moi.

Je n’ai rien pu sauver. Derrière moi, l’horizon est en cendres. Devant, la mer et le ciel s’obscurcissent, se durcissent. Et la menace, toujours cette menace.

Naj a bien précisé qu’il n’en avait que pour quelques heures seulement avec lui, on ne sait jamais. Je recommence à m’agiter. À être en position d’attente. Je regarde alternativement à droite, à gauche. Aucune idée d’où il va venir. Ni quand. Ni s’il aura ce qu’il faut. Merde. Qu’il arrive, maintenant ! Je sais trop ce que c’est !

Luz, j’ose à peine te parler.

Le pacte, il est rompu : je ne marche plus droit.

Et pourtant il le faut. C’est obligé !

Sinon, je vais commencer à… je vais recommencer à partir en vrille, à danser sur le fil.

Une possibilité, c’est que j’aille en chercher moi-même… au hasard des trottoirs, des bas-fonds… et là… je ne réponds plus de rien.

La deuxième possibilité, c’est que je reprenne le stylo et qu’à travers lui, je m’accroche encore et toujours à toi… en attendant.

Merde mais qu’est-ce qu’il fout !

Il va quand même pas me planter là !

Je vais aller à sa rencontre !

Non ! Non… ce qu’il faut… c’est que je reste là. Que j’attende. Il sait ce qu’il fait, Naj. Si quelqu’un sait ce qu’il fait, c’est bien lui…

Je voudrais te parler. Te parler pour que le temps de l’attente ne soit plus cette torture. Je peux te parler, Luz ? Je t’en prie. Vois mes larmes. Vois mes mains. Je t’en prie.

De toute façon, je n’ai pas d’autre choix.

Alors, voilà…

Ça va faire 3 jours qu’on traine à Gènes. 3 jours & 3 nuits à se fracasser la tête. 3 jours, 3 nuits : le temps de balayer les cendres jusqu’en dehors de ma tronche. Mais ce n’est pas encore assez.

Je ne crois pas que je lui pardonnerai de m’avoir fait replonger.

L’autre soir… le soir où… le soir des lasagnes… après le départ de Jacques, je suis allé faire un tour vers chez Naj. Entre tout, j’avais la tête à l’envers, l’âme en peine, tout ça... Je lui ai demandé de me ramener vers la ville, vers la vie, vers la foule. Je ne voulais pas descendre encore une fois à la crique. J’avais envie d’une grande plage pour marcher, pour marcher longtemps, dans un sens puis dans l’autre, en silence si possible. Et c’est ce qu’on a fait, bras dessus/bras dessous, sans rien dire. Ensuite, en remontant, on a fait l’amour, roulés dans son grand pardessus, au pied d’un des piliers de la Corniche. Je le voulais. J’étais venue pour ça. D’ailleurs sinon, pourquoi aurais-je laissé Sally dans la voiture ? Quand j’y pense ! Le dernier truc que je lui ai fait, c’est de l’enfermer dans la caisse de Naj. La pauvre ! Et pourtant, il fallait bien que je la tienne à l’écart. Je savais que ça allait se faire avec Naj. Parce que moi… j’en avais besoin… et que Naj… Naj, il est comme tous les autres : les hommes sont toujours prêts. Il m’a laissé venir. Il y avait des gens dans les parages qui passaient. Je m’en foutais pas mal. Par contre, sous le regard de Sally, évidemment que je n’aurais pas pu. Déjà qu’il me semblait que Jacques nous voyait ! Bref… ça s’est fait. En silence. En douceur.

Et j’en avais la preuve : dans ses bras, j’oubliais enfin la peur.

Quand on rentrait chez lui, en remontant la contre-allée du boulevard, on a vu Jacques à l’œuvre : en train de taguer la chaussée devant les grosses bagnoles. Il peignait leur prix, en face, sur le bitume ! Encore une idée à Naj ! Une idée lumineuse de la série actions symboliques, comme ils disent si bien. Il portait un passe-montagne, Jack. Il faisait vite. Un bac de peinture dans une main, un rouleau dans l’autre, on aurait plutôt dit un travailleur de nuit qu’un révolutionnaire. Plutôt un vieil arabe saisi de froid que le sous-commandant Marcos en conférence de presse. Un œil dans le retro, Naj a souri de son sourire de loup, très fendu, très cruel. Ça se voyait tellement qu’il le méprisait !

Et moi… moi, je me suis soudain sentie – et pour la première fois – comme un des éléments qui scellaient ce mépris. Je la voyais, dans l’attitude de Naj, la satisfaction d’avoir emporté le morceau. Le morceau, le gros lot… c’était moi.

Je me suis retournée, j’ai vu Jacques rejoindre à pas d’ours son vélo… et soudain j’ai eu une immense pitié pour ce gars. Un peu de honte, aussi. Ce pauvre mec tout seul au milieu de la ville, en train de faire des trucs inutiles pour alerter des gens qui s’en foutent… pendant que nous deux on filait sur le tapis volant de cette nuit qui était une promesse. Il aurait pas aimé que j’aie pitié de lui. Il aimerait pas que je dise pauvre en parlant de lui. Et pourtant, voilà… nous deux… pendant que lui, il continuait de trainer sa révolte stérile. Tout seul. Aussi seul et couillon qu’avant. Que toujours. Avec peut-être juste une rage supplémentaire : celle d’avoir pris un râteau avec moi.

Et à ce moment là, à la radio, ils ont passé Rebel, un vieux bon Bashung ! Naj a monté le son. On a chanté comme des minots… en faisant tanguer la bagnole pendant que ma main remontait sur sa cuisse… la sienne sur la mienne…

Je serais toujours cet étranger, au regard sombre

Un rebel dans vos villes de contraste

Yénapéplou, Yénapéplou…

Toute honte avait disparu. Tout était ouvert devant nous. À partir du capot de la bagnole, c’était la vraie vie, la vie vierge, la vie ébouriffée ! La jeunesse, quoi ! Merde après tout !

J’ai pas voulu rester chez lui. Je suis rentrée. En partie pour me faire pardonner par Sally et puis parce que chez Naj, je me sentais… Non, je ne voulais pas rester. Non, je ne voulais pas qu’il me raccompagne, non plus. Il me semblait que je n’avais plus peur.

Quand on est arrivées au terrain, ils étaient là. La grille ouverte, une moto contre la haie, de la lumière, en haut…

Sally a sauté de la voiture pour monter ventre à terre en direction des bassins. Je jure que je l’ai entendu, le coup, une fraction de seconde avant son cri !

Alors, ils sont descendus, le gros et un autre gars, dans une camionnette avec une remorque. Le gros a sauté en marche. Il tenait une batte. Le fourgon est passé devant moi et a pris le chemin. Ils embarquaient les poissons dans de grands bacs qui clapotaient dans les nids de poules.

J’ai entendu le gros dire qu’il arrivait, qu’il n’en avait pas pour longtemps. Il a tangué vers moi en prenant tout son temps, astiquant le gourdin. Je lui ai pas laissé le temps d’arriver. Je lui ai sauté dessus comme une furie en appelant Sally.

Quand Naj est arrivé, on avait déjà roulé à terre. Le gros s’est relevé et a sorti une lame. Naj a gueulé puis tout de suite après, il a tiré un coup de feu dans le sable à ses pieds. Ça a fait un grand silence au fond duquel gémissait Sally. Je suis montée. Elle me regardait pleurer. Elle respirait vite.

On est partis trouver un véto. Au passage, on a croisé la camionnette qui revenait, alertée sans doute par la détonation. Un peu plus loin, on a dépassé la remorque versée dans le fossé, tous les poissons en train de crever…

Sally est morte dans mes bras, un peu avant le périf, dans la lumière orange des lampadaires au sodium.

Je voulais l’enterrer sur le terrain mais Naj n’a pas voulu. Il tenait à ce que l’on se barre au plus vite. Je n’ai pas même pris le temps de faire un tour vers les bassins. Pour quoi faire ? Juste mis deux culottes et un pull dans un sac, pris les sous… et les cahiers aussi, heureusement.

Sally, finalement, on l’a enterrée dans un beau coin de son terrain à lui. J’ai passé la nuit là, contre un grand rocher blanc, très rugueux et qui me meurtrissait. J’avais congédié Naj. Je ne sais pas s’il aura dormi. Comme à son habitude, il n’a pas éteint, pas coupé la musique : le même disque toute la nuit mais c’était bon. Au matin, il m’a dit qu’il s’agissait de James Bradley No time for dreaming. Ça m’a fait sourire, le titre. Moi non plus, depuis ce jour, j’ai plus eu le temps… ni pour rêver ni pour quoi que ce soit.

Le lendemain, je ne savais plus que faire. Me casser, évidemment ! Mais où ?

J’allais pas téléphoner au boss pour lui expliquer. Qu’est-ce que tu veux raconter comme histoire crédible ? Et pour quoi faire, d’abord ? Pour toucher le chômage technique ?

Naj m’a accompagnée pour que je prenne quelques affaires.

Quand on est arrivés en haut de la montée. On a vu la fumée. Il a continué encore quelques centaines de mètres mais on le savait bien déjà, que c’était la caravane. On a fait demi-tour. On est rentrés.

J’étais mal. Hors de question que je me cale chez lui. Je savais bien que lui non plus ne me voyait pas dans ses pattes. On est pareils, Naj et moi. On est des solitaires. On est des loups, des loups de steppes born to be wild, comme dit la chanson. Non, même pour quelques jours, je ne m’y voyais pas.

J’ai passé l’après-midi sur le perron. Il était allé régler quelques affaires en ville. Je voulais avoir décampé avant son retour mais j’avais comme un tremblement qui ne me lâchait pas, qui m’épuisait, qui m’empêchait de penser… je…

Il est revenu avec la coke. Et la soirée a été merveilleuse.

Le lendemain, on est partis pour Gènes.

Pourquoi pas Venise ? je lui ai dit.

Pourquoi pas, tant qu’on y est, il a répondu. On commence par Gènes et ensuite on verra…

Finalement, on est restés à Gènes. On a fait la fiesta. Sans relâche. En apnée. Pas plutôt arrivés, on s’est mis en chasse, comme il dit. Il connaissait un peu la ville, je crois… toujours est-il qu’il n’a pas été long à trouver ses marques. On trainait, on tournait, on se posait jamais. On était censés vivre chacun sa vie, pourtant… pourtant, il essayait toujours de mettre des filles entre lui et moi. Des gamines la plupart du temps… Moi, les plans à trois, c’est pas mon truc. Il a fallu lui mettre les points sur les I. Draguer, je veux bien. Jouer avec une meuf, faire monter les enchères, sortir le grand jeu à tour de rôle… d’accord… mais pas au pieu et puis surtout, pas avec des gamines qui ne savent même pas ce qu’elles font de leur cul.

J’étais retombée dans quelque chose que je connaissais bien, que j’avais beaucoup pratiqué quand j’étais à Paris. La java de Broadway ! La vie la nuit. La dérive intégrale. Sans limites.

Sans limites jusqu’au lit. Je l’ai déjà dit.

On a bien déconné. J’étais enfin avec un pote. J’ai jamais eu de pote garçon qui me suive sur ce terrain. Ni que je sois prête à suivre. Tous les deux, on avait tombé les défenses (la came les avait arasées, disons) ça roulait entre nous. On était déchainés. Faut voir ce qu’on s’envoyait aussi !

J’avais pas peur de tomber accro. J’y pensais même pas. Je ne voulais pas y penser.

Maintenant je le sais que je suis retombée.

Bien sûr que je le sais.

Bon ! Il arrive, ce con ? Il arrive ou quoi ?

Luz, aide moi. Je t’en prie. J’ai personne. Je n’ai que toi.

Naj ? Laisse-moi rire (juste deux secondes, avant de pleurer)! Je te dis que je n’ai que toi. Naj, c’est du vent… de la façade… c’est rien du tout. Rien de solide, en tout cas. Tu crois que je le vois pas faire, avec les autres… avec tout le monde ! Il s’amuse, Naj. Avec moi, ce soir… avec une autre demain. Il passe sa vie à s’amuser. Il s’enivre lui-même. Et il se noie.

Ne me demande pas pourquoi ? Il n’y a que lui pour le savoir.

À un moment, pendant qu’on reprenait notre souffle, je lui ai demandé ce qu’il cherchait comme ça, toute la nuit, toutes les nuits. Il m’a ressorti l’excuse de son boulot : que c’était là qu’il trouvait les idées, les concepts. Dans les boîtes ? Dans les bars ? J’ai demandé. Affirmatif, il m’a répondu. Et d’ajouter que dans les bouquets, ce qu’il pistait c’était les cafards ; dans la fosse à purin, les fleurs ! Comme ça : théâtral, en faisant sonner la formule. Et quand j’ai demandé où il pensait qu’on était, là… lui et moi, avachis dans cette boîte… il a ri. C’est tout. Il a ri en brassant de la main la fumée de sa cloppe au dessus de sa tête renversée en arrière. Le mouvement avait beau se répercuter dans tous les miroirs autour de nous il n’en avait pas plus de sens.

Il est barré, ce mec.

Mais c’est pas le pire. Le pire, c’est quand il jette son grappin sur quelqu’un ! Direct, il plonge à la fissure, à l’endroit où il pourra prendre prise pour grimper jusqu’au crâne. Je l’ai vu faire avec les meufs. Tu cherches quoi, petite ? Un frère de bamboche ? Un mac ? Un pygmalion ? Un survolté qui boostera ta nuit ? Un déjanté qui te trainera vers les bas-fonds ? Un boss qui te fera connaître la belle vie et le beau monde ? Naj, il sait décrypter ça au premier coup d’œil (moi aussi, d’une certaine façon, mais pas au point de m’en vanter. Lui, si).

Tu vois, à Barcelone : quand il parlait des trois fugitifs… qu’il avançait sa main vers la faille de ma peur, c’était pour voir si… s’il pouvait me saisir.

Aujourd’hui, c’est fait, c’est consommé. Il s’est emparé de moi. Emparé est un drôle de mot. Et pourtant, c’est le bon.

Emparé/désemparé, quel magnifique résumé de la situation.

Oui, cette trouille qui ne m’a jamais quittée, qui vient de remonter, inexorable et exponentielle comme un mascaret, c’est par là qu’il m’a eue… par là qu’il me contrôle.

Tu vois. Je ne suis pas dupe. Je sais bien qu’il me tient. Je sais que d’une certaine façon, je me suis mise à sa merci. Je ne parle pas de la drogue. Ça va bien au delà.

Je l’ai laissé venir. Tant pis pour moi. Je l’ai laissé me rassurer…

Et maintenant, c’est de lui que j’ai peur. Parce que moi… j’ai rien, je n’ai accès à rien de ce qui le compose… je ne sais rien, je n’ai pas de prise puisqu’il ne laisse rien sortir. De lui, je n’ai que la surface…

Je ne suis pas sûre d’en vouloir plus. Je le sens bien qu’il y a quelque chose de malsain en lui.

Je dis ça… mais en même temps…

C’est tellement étrange, cette chimie de nos glandes et de nos nerfs. Le jour où je me comprendrais…

Voyons. Expliquons-nous.

Hier. Ou le jour d’avant… je sais plus trop… tout s’enchaine : les jours, les nuits… tout se mélange... je ne sais plus… bref… on rentrait, il faisait grand jour déjà. Les couloirs étaient encombrés de paquets de linge… de ça, oui, je me souviens. Aussi de la tête des filles quand elles ont compris qu’on remontait le petit dej et qu’après, c’était Do Not Disturb jusqu’au soir. Naj m’a guidée jusqu’à la porte-fenêtre. J’étais pas des plus fraîches, il faut dire. On s’est posés à la petite table du balcon. En blousons : ça caillait. En bas, sur la place, il y avait un marché qui se mettait en branle. On a pris notre mini café en regardant toute cette agitation comme si c’était un autre monde : des insectes… des insectes dans des habits… neutres, sans couleurs et tout en mouvement. Je ne comprenais plus très bien. L’idée même qu’un jour commence… que des gens se lèvent, se parlent, se répondent… Non ! Comprends pas ! Qu’est-ce qu’ils foutent ? Où ils vont ? Et pourquoi la musique s’est tue d’abord ? On riait, on s’empiffrait… La vie, la vraie, elle était là, sur deux mètres carrés de balcon ouverts à tous les vents, au dessus de ce grouillement indéchiffrable.

Puis soudain, j’ai eu froid. Un froid terrible, jusqu’au tréfonds. Je suis rentrée, je me suis mise au lit sans ôter mes bottes ni mon cuir. Je me souviens d’avoir regardé Naj un moment, à travers le rideau. Je me souviens de l’avoir trouvé beau, grand, fort… d’avoir eu dans la tête trois mots à la con qui n’y avaient jamais été auparavant : c’est mon homme ! Si, je te jure ! C’est ça que j’ai pensé, sur le moment, pendant que le voilage se gonflait, se dégonflait devant ce corps que je commençais à connaître un peu, un tout petit peu, en surface. Il fumait, de profil, en contre jour de ce matin qui n’avait aucun sens. Et je me disais ça : c’est mon homme. Tu vois un peu !

C’était des mots, juste des mots bien-sûr… en même temps, ça laissait une trace, dedans… comment dire ? C’était un peu (je suppose)… un peu comme la fille qui, pour la première fois, prononce à haute voix son prénom collé au nom de famille du mec dont elle est amoureuse. C’est juste pour voir… pour voir comment ça sonne… pour voir l’effet que ça fait. Mais c’est aussi comme une sorte de sortilège… Bref. Je ne sais pas vraiment pourquoi je disais ça. Par contre, je m’en souviens très bien. Et ça me fait encore drôle, de m’en souvenir.

Finalement, je me suis endormie. Je sais que je me suis réveillée plusieurs fois. Qu’une fois j’étais malade comme un chien et qu’il n’a pas levé le petit doigt, ce con ; qu’une fois il était dans le fauteuil avec un bloc à la main ; qu’une autre fois, le bruit de la douche m’a réveillée et rendormie en moins de temps qu’il ne faut pour le réaliser.

Quand je me suis levée… je ne sais même pas quand… presque au soir, j’étais naze et Naj n’était plus là. Je l’ai maudit, lui et toute sa lignée.

Sur la table de nuit, il y avait le bloc à entête de l’hôtel. À la première page, un dessin. Un croquis magnifique, en gros plan, au crayon : mon portrait ?

Ça m’a bouleversée ! Un truc de malade !

Je crois bien… je suis sûre même, que je ne m’étais jamais vue comme ça. Dans le regard d’un autre, je veux dire. C’était troublant et très violent comme sensation. Pas du tout comme se voir soi-même dans la glace. Il m’est monté des larmes, je te jure. Je ne pouvais plus m’arrêter, je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer ni de répéter Qui me réchauffera ? Qui me rassurera ? Qui me consolera ?

Des dessins de moi endormie, il y en avait d’autres… mais… ce n’était pas pareil : le visage, comme ça d’aussi près, aussi précis (je ne peux pas dire réel, je ne me suis jamais vue en photo)… je pouvais pas m’y faire. Ce n’était pas moi. D’une certaine façon, je ne me reconnaissais pas. Ce n’est pas comme ça que je me vois.

Tu veux que je te dise, j’ai pensé que c’était peut-être toi, Luz.

Oui. Pour être franche. J’ai même souhaité que ce soit toi.

Passer mon tour et te rendre ta place… si je pouvais…

Naj avait su voir cela. Il était allé au plus profond, au phréatique. Il t’avait vue derrière moi. Rien que d’y penser, j’en ai des frissons. Cette image, je vais la coller sur la page de garde de ton journal. Pour moi, ce sera toi. Pour les autres…

Quels autres ?

C’est un artiste, Naj, maintenant je le sais. J’en ai la preuve sous les yeux. Il n’y a qu’un artiste pour traverser la représentation, pour descendre aussi loin. C’est un sorcier. J’ai peur de lui. Ses bras ne pourront jamais me rassurer, ces yeux descendent trop profondément en moi pour cela. D’autant qu’en contrepartie, lui…

Je viens d’avoir un flash. L’image de Naj en train de me dessiner m’est remontée. Je l’ai revu, nu dans le fauteuil. J’ai vu ses yeux, son visage ravagé, ses larmes…

À ce moment là, elle était ouverte, sa faille à lui… grand ouverte, comme une plaie qui ne se refermera jamais. Il était nu. Du fond ouaté de mon demi-sommeil, cette vision fugace, je sais que c’était lui sans défense.

J’ai froid.

Je ne sais pas ce que je fais là.

Je fuis… je fuis encore, je fuis et je fuirai toujours, comme toute mon existence je n’ai fait que fuir….

Naj ! C’est lui ! Enfin !

Et la seule chose qu’il trouve à dire c’est qu’on va être en retard pour il aperitivo si on ne choppe pas le prochain train !

Il ne m’empêchera pas de te dire au revoir.

Je te laisse.

Je te remercie, Luz !

Je ne t’abandonne pas.

Protège-moi. Protège-moi de moi.

32

C’est demain que l’on rentre. Ce soir, je n’ai pas voulu sortir. Il y a des filles pour qui, par principe, c’est jamais le premier soir, moi, c’est le dernier soir, j’aime mieux pas. Pour faire quoi ? Encore la même chose ? Juste une fois de plus mais en moins bien ? Pareil mais sans le piquant de la nouveauté ? Non ! Entre deux séquences, j’ai toujours eu besoin d’une coupure. Et là particulièrement, avec la vie qu’on vient de mener, rentrer, ça va me faire un choc. J’ai préféré rester à l’hôtel et m’occuper un peu de moi.

Est-ce que par hasard je me sentirais sale ? Bah…

Je me suis accordée un bain de plusieurs heures, en rajoutant du chaud au fur et à mesure ; sans trop penser, centrant toute mon attention sur mon corps… comme s’il l’avait, lui, la solution, comme s’il le savait, lui, ce qui nous attend. Un grand et beau moment de vide. Ou de plénitude, diraient certains.

Pendant que je me frottais dans le grand peignoir blanc, que je continuais d’interroger la peau et les organes ; pendant que je rebattais le jeu du vide et du plein, de la vacuité et de la plénitude, je me disais aussi, très prosaïquement, que mon prochain bain… n’était sans doute pas pour demain.

Naj a semblé soulagé que je ne l’accompagne pas. Je crois que lui aussi est déjà lassé. On se lasse tous tellement vite ! Il est sorti et ça donnait une impression bizarre : comme s’il n’avait pas le choix. Il est parti en me disant qu’il faisait juste un petit tour, qu’il ne rentrerait pas tard. Comme s’il me devait des comptes ! Tant qu’on est pas mariés, tu fais ce que tu veux, je lui ai dit. À quoi il a répondu justement, en attendant, je vais en profiter encore un peu.

J’en ai marre, c’est vrai.

Je parle pas que de la dope. C’est pas ça. C’est pas que ça.

La fiesta aussi, ça commence à bien faire. Au bout d’un moment, c’est juste penser à autre chose… penser à rien du tout, même. Et là, actuellement, ce qu’il faudrait, ce serait penser… oui, que je pense à moi, vraiment, très sérieusement, jusque dans les détails. De ce qui m’attend, je ne peux rien dire. Je ne sais rien, Je ne vois rien : ni le lieu, ni l’emploi, ni l’espace où je vais pouvoir me glisser pour disparaître une nouvelle fois. Je dis espace par abus de langage, je ferais mieux de dire fente, fissure, friche, frontière…

La priorité, c’est d’arrêter cette saloperie.

Faux ! La première priorité, c’est trouver où crécher : si je reste chez Naj, je ne vois pas comment je pourrais décrocher.

Ensuite en deux arrêter et en trois le boulot.

Décrocher. Ouais. Décrocher. Facile à dire.

Tu sais… à un moment où Naj était en moi (comment dire autrement puisque c’est ce que je ressens au moment dit, puisque c’est la seule différence que je fais entre les gars et les filles : que les gars viennent en moi, que je les sens en moi… que…) Bref, tout à coup, il s’arrête et me souffle à l’oreille Alors ? C’est là qu’on le fait ? comme je comprends pas, il continue ce gosse ! Je l’ai envoyé bouler en bas du lit. Il a rouspété mais je crois bien qu’il s’en foutait… je me demande si ça vient de moi, son attitude au pieu… on dirait que c’est pas son truc… que le côté physique… ça l’intéresse pas plus que ça…

Bref…

Je m’embrouille moi-même. J’ai plus les idées claires, c’est vraiment pas le moment.

Oui ! Il m’a certifié que la veille, accrochée à son cou comme une sangsue, et je le suppliais de me faire un bébé !

Bien évidemment, là, pendant qu’on baisait, il le disait pour déconner mais il n’empêche… apparemment, je lui ai quand même vraiment demandé.

Et tu as cru que j’étais sérieuse ?

Non, pour dire la vérité, c’est pas que je le croyais… c’est que je sais que tu l’étais…

J’étais barrée …

T’étais sérieuse ! Plusieurs fois tu me l’as demandé…

Quand ?

Le soir où je t’ai dessinée »…

Je l’ai stoppé net en lui disant que ce n’était pas moi, qu’il avait dessiné.

Alors, peut-être que justement c’était notre petite fille… il a soufflé en s’allumant une clope qu’il est allé fumer sur le balcon.

Voilà… c’était pas la cigarette après l’amour, c’était la cigarette à la place de l’amour. C’est pas grave. Moi non plus, je…

N’empêche, cette discussion : l’histoire du bébé, c’est ce qui m’a décidée. Je ne veux plus rien prendre. Je vais décrocher le plus vite possible. Si j’en suis arrivée à dire des trucs pareils, faut vraiment arrêter. Je vais arrêter. Je sais faire. Je l’ai déjà fait. Je sais ce qui m’attend…

Un coup de fil de Jacques.

Quand je lui ai dit où j’étais et pourquoi, il est tombé des nues, évidemment. Pourtant, j’ai bien senti que là où il restait coincé, c’était sur la question de savoir avec qui. Ce qui lui nouait la gorge – dans le peu de temps que nous a laissé son forfait de téléphone – ce qui l’empêchait de respirer, je sais bien que ce n’était pas de me voir rétrospectivement en danger, pas la mort de Sally… non… pas non plus la jalousie. Ou pas vraiment. Je crois… que je sentais surtout de la tristesse. La tristesse d’avoir eu raison, d’avoir vu venir le coup depuis longtemps mais d’être déçu quand même…

Je vais me mettre au lit.

Demain on rentre.

33

On vient de se jeter comme des hystériques. J’ai quand même fini par revenir dormir chez lui mais j’ai passé la journée en ville, à me chercher un toit. C’est juste pas possible que je revienne là !

Quand on est arrivés au cabanon, ce matin, en provenance directe de Genova, il y avait une minette sur le perron. Majeure, je veux bien, enfin peut-être, mais habillée en 14 ans. Naj est monté à sa rencontre, ils ont discuté, elle s’est mise à gueuler avec une voix aigüe de caricature de blonde jusqu’au moment où elle est partie en pleurs. Au passage, elle a balancé un coup de sac à main sur la bagnole. Inutile de préciser que j’aurais mieux aimé être ailleurs. Naj est revenu vers moi en souriant de toutes ses dents Putain, je le crois pas ! En string à 12 ans et aussi coincées que leurs mères ! Comme ça, en me prenant à témoin, ce connard ! Je lui ai dit que j’étais pas son pote, que ces histoires avec les gamines, ça commençait à bien faire, que tout ce week-end il avait été border-line et que ça suffisait maintenant. Il est monté dans les tours instantanément. Il n’aime pas qu’on le cherche. Et c’est là qu’il m’a dit qu’il n’en avait rien à faire de cette gadji, qu’elle était juste vexée parce que c’était avec elle qu’il devait partir en Italie mais que ça lui passerait et même que ça lui rendrait service, d’apprendre un peu la vie, à cette demoiselle de bonne famille. Là, je suis descendue de la bagnole et je lui ai demandé de m’ouvrir, que je récupère mes affaires. Je pouvais plus rester une minute de plus avec un con pareil. Il refusait d’ouvrir. Il disait que ça n’avait aucune importance. Qu’on allait quand même pas finir le week-end là-dessus. Je ne voulais pas discuter ! Non ! Je voulais juste me casser. Ne plus le voir. Il a fallu que je m’énerve vraiment pour qu’il ouvre mais il a fini par céder. Je lui ai demandé de me poser en ville Où ? N’importe où ! Pendant tout le trajet, on s’est jetés comme des hyènes autour d’une charogne (Et c’est vrai qu’elle sentait déjà le faisandé, notre escapade Ligure). Il m’a laissée vers la gare. J’ai trainé tout aujourd’hui sans trouver de solution. À un moment, je suis tombé sur un gars que je connaissais, un spectre du passé. Assis sur le seuil d’un coffre de bagnole, au milieu de tout un bazar de cantines et de couvertures qui manifestement était le capital d’une moitié de vie, il regardait dans ma direction, mais derrière moi, à travers moi. Il a dit quelque chose que je n’ai pas compris… il n’avait plus de dents… je suis sûre que c’était bien lui… les yeux, ça ne trompe pas. Ça m’a pétrifiée. C’était comme un fantôme dans un film de David Lynch.

Alors j’ai décidé de revenir chez Naj.

Il n’a pas fait de commentaire. Il a juste déroulé un tapis de sol dans un coin. Je ne sais même pas si c’est pour lui ou pour moi. Il est parti, là. J’ai coupé la musique. J’ai passé l’après-midi à ruminer ma rage. Ça veut pas redescendre. Encore maintenant, je ne sais pas dire si ce qui me met le plus en rogne, c’est de voir comment il a traité cette gamine ou comment cette pauvre minette l’attendait sur le paillasson, comme un clebs.

J’aurais voulu n’avoir pas à voir ça.

Comment on se traite ! Comment on se laisse traiter !

Ça me fait penser à ce qu’un jour j’ai répondu à Caro qui me reprochait de mal la traiter : je te traite exactement comme tu me laisses te traiter.

Caro… quand je pense au nombre de fois où je t’ai plantée, reprise, replantée ; au nombre de fois où tu as dû m’attendre, toi aussi… à la place que je te laisse… quand je pense à tout ça, je sais que je suis dans le camp de Naj. Ne crois pas que j’en sois fière. C’est sans doute même finalement ce qui me mortifie le plus : de voir tenu par un autre, un rôle que froidement, sans états d’âme, j’aurais pu jouer moi-même. Et ce qui me glace, c’est que Naj me prenne à témoin. Je ne veux pas être témoin de ça. Le spectacle de l’avilissement, de la soumission m’a toujours fait gerber. Je dis bien… le spectacle… parce ce que c’est comme si on me les renvoyait à la gueule, mes états de service !

J’ai envie d’écrire un poème d’amour. Un vrai poème d’amour, avec des fleurs, des couchers de soleil… et au moins une fois toujours…

Un poème de l’amour vrai, aussi : avec de la testostérone, des fluides, des capotes… survol réaliste de nos dispositions du moment, pauvres amoureux solitaires…

Poème d’amour : le jeu qu’on joue.

C’est pas à la portée de tout le monde

de reconnaître sans ciller :

je suis un pantin dominé par ses glandes,

je suis un imposteur, je survis à mes peines,

je suis un faux-jeton quand je dis que tu es tout.

Demain, je le dirai à quelqu’un d’autre qui me croira

autant que toi, qu’est-ce que tu crois ?

Non, ce désespoir fondamental, ce cynisme revendiqué,

n’est pas donné à tout le monde.

N’est pas Cioran qui veut.

Du coup…

Il est pas clair, le jeu qu’on joue.

C’est pas toujours qu’on est d’humeur

à voir seulement les fleurs,

les papillons,

les fraises noires dans l’herbe fine du talus.

C’est plus souvent, quand on s’arrête pour pisser,

que ce sont les canettes, les capotes, les papiers

qui nous bouffent les yeux !

Non.

Cette crasse consubstantielle, cette indécrottable bêtise humaine,

c’est pas donné à tout le monde

d’en faire son miel

ni son fonds de commerce.

N’est pas Houellebecq qui veut.

Du coup…

il est perdant, le jeu qu’on joue.

Alors oui

évidemment…

c’est plus facile de dire :

Quelle merveilleuse soirée, Amour !

Regarde-moi, ce soleil couchant !

Laisse-moi regretter seulement

que cet instant ne dure pas toujours !

Tu permets que je prenne un café, Amour ?

Ce soir, je sens que je vais écrire un poème d’amour.

****

J’aime pas quand je suis cynique à ce point. Il n’empêche. C’est quand même vrai.

Tu sais, je suis bien convaincue que si je te sonne, Caro, tu répondras présente et que, pour moi, ce sera une déception. Convaincue de même, je suis, que le jour – on peut toujours rêver – le jour où tu oseras m’envoyer bouler, ce jour-là, peut-être, je pourrai commencer à voir en toi autre chose qu’une dépanneuse.

C’est compliqué, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas si c’est l’amour ou si c’est moi…

Je suis en train de m’adresser à toi mais je ne crois pas que l’on se reverra un jour.

Enfin, ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas à toi que je vais demander de m’héberger.

À qui ? À Olive ? Faut voir. Que je sache, Olive vit dans une caravane dans un petit camping miteux qui s’est spécialisé dans l’hébergement des pauvres et des précaires. Le taulier, fine mouche, il a fait le bon choix. La saison morte, connaît pas. Pas un kopek à investir, non plus. Sa clientèle à lui ne demande ni la clim, ni la piscine, ni les animations… plutôt…un petit délai… allez… s’il vous plaît.

Alors l’un dans l’autre… sans se casser la tête, il est toujours complet, son camping au rabais.

On verra. Je l’appellerai. Je n’ai aucune idée de la vie que mène Olive.

Jacques ? Jacques, il vit chez ses parents et comme on ne va pas se fiancer tout de suite… ça me semble compromis.

Voyons pratiquons l’essayage de nom : Isabelle Giovannangeli ! Mouais…

Allez, sans déconner, il faut que je fasse les annonces, faut que je passe tout ça au peigne fin. Il doit bien en rester, du taff, pour une fille prête à tout… à beaucoup, disons…

J’ai faim. Et pas envie d’un tête à tête avec mon homme. Je vais me préparer quelque chose avant qu’il arrive et me mettre au pieu illico. Je suis une larve.

Peut-être… mais en tout cas, j’ai rien pris depuis Gènes !

Alors !

34

Jacques est en taule. Il a tenu à ce que je le sache alors il a demandé à son paternel de me prévenir. Je suis tombée des nues. L’autre, il semblait touché mais résigné en même temps. Il m’a bien fait comprendre qu’il lui en coûtait de m’appeler. Il avait une voix dure, sèche. Je n’ai posé aucune question. Nulle envie de discuter avec ce mec. J’ai pas aimé le ton qu’il prenait, sa façon de dire Mademoiselle. Il prétendrait pas me faire la leçon ! Pas à moi ! Je ne sais pas ce qui s’est passé du côté de Jacques.

Pas question de dire un mot là-dessus à Naj. De toute façon, depuis qu’on est rentrés, je l’ai à peine vu. Le premier soir, je me suis effondrée sur son plumard sans même l’avoir voulu ; quand je me suis éveillée, au matin, il n’était pas là. S’il est rentré, où il a dormi, aucune idée. Depuis, il passe en coup de vent, en fin d’après-midi. Il prend du linge propre, des costards… je ne sais pas ce qui l’occupe en ce moment mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de changé dans sa vie. Il s’est coupé les cheveux. Il est tiré à quatre épingles. Il a changé de look comme ça, du jour au lendemain. Il dit que je peux rester tant que je veux, qu’il s’arrange… Il me parle normalement. Tendrement pour un peu.

Mais ma place, c’est quoi ?

35

Je suis allé voir Jack. Il n’a pas l’air plus touché que ça. Il est bien. Il est calme. Plutôt plus calme que d’habitude. À croire que ça l’a purgé…

Bon alors voilà… le fin mot de l’histoire, c’est qu’il a pété un plomb de plus. Il a commis un attentat, un vrai. Oh… pas la gare de Bologne, pas non plus la rue de Rosiers… il a juste fini par la lui balancer, la boule de pétanque, au Ministre du Travail (celui qui avait parlé du pays des pétanqueurs en parlant de la France !)

Et voilà ! Jacques, tout Zéro à gauche qu’il est, il a fait valoir son droit de réponse : une boule de pétanque dans le pare-brise du ministre.

Alors comme ça, on serait des pétanqueurs ? Eh bien, tiens ! Dans ta gueule !

Il dit que c’est juste une ligne de dialogue supplémentaire pour ne pas leur laisser lever la séance comme ça… Pas l’acte d’un exalté. Pas un geste de violence gratuite (elle est jamais gratuite, la violence). Juste une réponse.

Ils ne vont pas le louper. Il va devoir payer. Pour ça et pour le reste : les tags, IDEA… Bon, les tags, c’est pas la mort et IDEA, du moment qu’ils ont retiré la plainte, ça n’entre plus en ligne de compte… normalement… mais... on sait jamais. Son avocat veut plaider le désespoir, la crise, la précarité. Faire pleurer Jeannette, quoi… Jacques s’y oppose formellement. Il n’a pas l’intention de s’excuser ni de s’abaisser d’aucune façon. Du coup, il va sans doute morfler plus que le compte mais après tout, c’est sa vie. Le gars maintient la plainte. Bah… pour une boule de pétanque dans un pare-brise, il ne va pas non plus y moisir, en prison !

En parlant de prison, elle est incroyable, cette prison au beau milieu de nulle part, en pleine garrigue. Sur le chemin, tu croises des randonneurs tendance Nature et Découverte qui ne savent même pas que les quatre ou cinq bornes qu’ils viennent de se taper dans le maquis, depuis les calanques jusque là, d’autres les font sur six mètres carrés : des minots qui, quand ils passent près des fenêtres se brûlent les yeux pour essayer de voir s’il y a des filles potables dans le lot, dans ce troupeau de citadins en shorts kaki qui trainent leur ennui dans la pierraille. Chacun s’occupe comme il peut.

Jacques, si ses parents avaient casqué, il serait sorti le soir même. Son père n’a pas voulu. Pour te dire s’il est con, son vieux. D’un autre côté, Jacques, je sens que ça le fait bien kiffer d’être là. Il se sent fort de l’avoir fait. Le message vaut pour le père aussi. C’est évident. Il a beau dire, le paternel, c’est pas en brûlant des palettes et en grillant des merguez et en chantant l’Inter… que… hein ?

Ouais, la réponse de Jacques, elle était destinée au moins autant au père qu’au ministre. Peut-être même plus. Il se voit en résistant mais c’est juste un gamin qui tire la manche de son père pour lui montrer la bataille de Playmobil qu’il vient d’organiser. Il ne pouvait plus supporter qu’on le traite de lâche, de glandeur, d’égoïste… il pouvait plus se retrouver dans leur bouche en position d’accusé. Je comprends. C’est quand même le summum que l’on te reproche de ne pas bouger quand tu sais, quand tu sais parfaitement, que tu n’as pas un millimètre de marge de manœuvre. Te savoir impuissant, acculé… et qu’on te le reproche par dessus le marché !

Je le comprends. Oui, maintenant je le comprends. Et je sais que c’est avant tout une histoire entre lui et son paternel.

Pour autant, c’est pas la solution.

Il s’est montré gentil avec moi. Il m’a beaucoup parlé de moi. De ce que je comptais faire... tout ça… Il n’a pas posé de questions sur ce qui c’était passé au terrain. Belle délicatesse de sa part. Pas un mot sur Naj, non plus. Bel effort.

Il dit qu’il va se rancarder pour partir bosser à l’étranger. En Italie, pour commencer… ensuite ? Ensuite le monde est vaste, il dit, le monde est vaste pour tous ceux qui ont un petit CV comme le mien et n’ont d’autre fierté que celle de ne s’être pas toujours laissé traiter de lâches et de collabos !

Sinon, son principal problème, ici, c’est quand même la télé.

Il paraît que la vraie torture, la double peine, c’est ça ! Je ne peux pas me rendre compte, je n’ai jamais eu la télé. Il dit qu’on est vraiment sur une autre planète, les gens comme nous. C’est vrai que ni Naj, ni Olive, ni lui, ni moi ne regardons la télé. Personnellement, je vois ça comme une grande liberté. Il suffit que je pense aux raisonnements que tenaient mes collègues sur le marché. C’était vraiment affligeant. Au pire, c’était se repaitre du malheur des autres, se vautrer dans la vulgarité… au mieux (pour ceux qui prétendaient s’intéresser un peu au monde, ceux qui voyaient les infos, les débats) c’était répéter les poncifs du moment, les blagues de tel chroniqueur/snipper, régurgiter des indignations partagées par tout le monde au même moment, interchangeables, tellement vite périmées. Un grand mélange de voyeurisme, de beauferie, d’esprit potache, de sexisme.

Jacques va plus loin : il dit que ce qui surnage à la surface de cette soupe, c’est seulement l’humiliation. Et pour ceux qui participent et pour ceux qui regardent ; que chaque fois qu’il y a quelqu’un de normal sur un plateau de télé, c’est pour se faire humilier ; et plus encore si c’est une femme.

Alors il dit que nous, dans nos marges, dans nos réduits, dans nos débrouilles à minima, coupés de tout, coupés de tous… on pourra jamais échanger quatre paroles sensées avec tous ces gens qui ne pensent qu’en fonction de ce qu’on leur donne à sucer dans le poste. Comment pourrions-nous faire société avec cette bande de transfusés du jugement !

On est d’accord. Moi je peux m’en préserver de toute cette merde, mais lui. Je lui ai proposé de lui apporter un casque audio. C’est interdit. Même les boules Kies, c’est pas autorisé.

Comme je lui demandais si rien, vraiment rien, ne trouvait grâce à ses yeux, même pas un film de temps en temps, il m’a dit que les films qui passent à la télé ne le concernent pas, ne parlent pas de nous. Rien à foutre des histoires de gangsters, rien à foutre des histoires de flics ou de pompiers, rien à foutre des histoires de secrets de famille, rien à foutre des avocats, des écrivains, des gens de télé… t’as vu un film où il y ait la vie… la vie telle qu’on la connaît ? Il est où le boulot ? Ils sont où les rapports sociaux ? C’est un autre monde. C’est pas nous. C’est pas nous. Ça ne peut pas nous parler.

J’ai le même problème, exactement le même, avec la littérature… Lire ? La question ne se pose pas, dans sa cellule, il est hors de question qu’il puisse lire. Trop de bruit.

La seule issue qu’il a trouvée, c’est d’écrire. Là, il arrive à se couper du monde. Alors, il essaie d’écrire un scénario de film : un film qui montrerait le monde tel qu’il est pour le plus grand nombre. C’est à dire au boulot, sans boulot, en banlieue, sans pognon et sans dignité. Un film dont le thème principal serait l’impuissance.

Je n’ai pas voulu le casser mais je ne crois pas que ce soit l’idée du siècle.

L’essentiel, c’est qu’il s’accroche et qu’il arrive à s’évader dans quelque chose de moins pourri que la télé pour les cochons.

36

Je me suis posée chez des potes à Olive, dans son camping miteux, près du camp militaire. C’est la garrigue, le Mistral ; c’est le raffut des blindés en exercice à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ; c’est pas plus de deux bus par jour pour redescendre en ville, un le matin et un le soir. Youpi ! Sinon, on peut faire du stop et s’embarquer avec un légionnaire ! Bonne chance ! Quand je pense qu’Olive se tape tout cela à vélo !

Ses potes, c’est des artistes. En ce moment, ils sont en ballade en Europe du Nord pour s’emplir d’images, d’émotions, d’ambiances… pour nourrir l’univers de leur œuvre… tu vois ? Non, je ne vois pas très bien, je n’ai jamais foutu les pieds à l’étranger. Sauf en Espagne, chez la iaia, mais c’était pas vraiment du tourisme, ni du voyage. Ça m’a peut-être nourrie, sans doute… fatalement… mais ça a dû bien me bouffer, aussi.

Pour éplucher les annonces, je vais dans un cyber du village voisin. Tout le monde me regarde avec un air bizarre. Je connais. Je sais pourquoi, évidemment, toujours pour la même raison, la même foutue raison : ils voient en moi une arabe. Toute ma vie, ce sera la même chose, dès que j’ai les cheveux un peu longs, comme là, je redeviens une cible… ou alors pire (selon les lieux) : une sœur égarée des grands frères barbus. Bon, ceux d’ici ne sont pas bien méchants, c’est juste des bouseux… ils barbotent dans la même flaque où ont disparu tous leurs ancêtres. Leur horizon, c’est le canton au maximum, alors évidemment, moi, je cadre pas. Mais c’est juste une défiance, pas de l’agressivité. Mettons que si je m’approche d’une voiture, j’entends les portes se verrouiller. C’est tout. J’ai l’habitude. En ville, c’est autre chose. Même pas je tente le coup : dans les cybers du centre ville, les barbus m’auraient clouée au mur sitôt passé le seuil. Je le sais. Craché sur mon passage, au minimum.

Et je n’ai pas besoin de ça en ce moment.

Peut-être que je vais me raser la tête. Une fois, je l’ai fait… mais ce n’est pas un bon souvenir… non !

Ouais, la boule à zéro. On verra. Il y a plus urgent.

Après tout, c’est peut-être juste la parano qui me remonte de la mère. C’est pas croyable qu’après tout ce temps, je me sente encore prisonnière de ses peurs, que rien ne m’en ait libérée de cette trouille passée par le sang, transfusée dans la douceur tiédasse du lait de l’éducation… cette peur panique d’être prise pour une arabe. Naj a toujours considéré que je délirais.

Mais moi, je le sais comment on me traite. Le coup des portières qui se verrouillent, je l’ai pas rêvé. C’est une réalité. C’est pas que ça me gène… c’est pas… c’est pas vraiment…

Dans l’absolu, le problème, c’est pas que l’on me prenne pour une arabe. Finalement, je m’en moque du regard que l’on porte sur moi. Par contre, si je sens qu’on me voit en arabe, ça augmente ma trouille. Je me sens en danger. Encore plus en danger, je veux dire. C’est en moi que ça se passe, je le sais. À croire que toute cette merde vit en moi pour toujours. Cette peur hérité que je ne peux ni ne veux assumer.

Tu crois que c’est possible qu’on soit condamné à revivre toujours les traumatismes des autres ?

Tout ce temps, toute cette distance, toutes ces années de silence, (d’indifférence ?) pour finir sur les mêmes rails, entre les mêmes miradors, le long des mêmes grillages rouillés.

Je sais bien que je passerai toute ma vie à trembler, toute ma vie sur le fil. Je suis d’accord. Je sais. Ai-je vraiment le choix ?

Olive m’aide autant qu’il peut. La caravane de ses potes fait angle avec la sienne, pour couper tant bien que mal le foutu vent du plateau. Alors souvent, on mange ensemble, comme au bon vieux temps... Quand j’y pense ! C’était il y a une semaine !

On parle pas mal, lui et moi. Sa figuration pour la pub, c’est déjà terminé. Interdit. Trop dangereux pour la circulation. En ce moment, il bosse à la préparation de commandes pour une chaine de hard discount, dans un hangar à tous les vents, dans un frigo, dans un congel, c’est selon. En intérim, évidemment. Il tire toujours son épingle du jeu, Olive. Il faut dire qu’il est dans les petits papiers de deux ou trois filles dans les agences… c’est pour ça qu’il lui tombe tout le temps du taff. Dès qu’il est en rade, en fait. Moi, je ne peux pas compter sur ça. Sur ce point, c’est le jour et la nuit entre un mec et une fille. Lui, il peut faire le joli cœur avec les greluches de l’agence d’intérim, si jamais ça va plus loin, c’est qu’il l’aura voulu. Personne va se jeter sur lui. La fille, même si elle se fait rougir tous les soirs en pensant à lui, elle va rester derrière son comptoir, bien sagement, jusqu’à ce qu’il passe sa main par dessus et lui caresse les cheveux. Toute la vie s’il le faut, elle va l’aimer en secret. Nous, si on joue la carte de la séduction… ça va pas être le grand amour romantique gardé secret qu’il va nous proposer, Jean-Denis de l’agence ! Non, il va pas nous faire juste des sourires et nous arranger les papiers… je crois pas. Ouais… c’est pas de la jalousie… juste ce que je dis… c’est que c’est pas très équitable.

Les offres, c’est surtout de la vente. Très peu pour moi. Merci.

Pour moi, s’il vous plait, rien de légal, rien de carré, pas de papier, pas de statut, ça c’est bien clair… du coup, je peux m’en remettre qu’à la combine, les tuyaux, les contacts, le hasard des rencontres. Ça fonctionne. Ça a toujours fonctionné comme ça. N’empêche que ça n’a jamais été du tout cuit, non plus. En vérité, je me demande si je ne vais pas partir à l’aventure… J’ai besoin de changer d’air. Me trouver un coin calme, un arrière pays. On va voir. Je me donne une semaine ou deux.

La caravane, c’est une drôle de bicoque, minuscule, rigolote, peinturlurée de rouge avec tout un décor dans les vieux bleus, dedans. Les amis d’Olive, aux beaux jours, ils jouent un spectacle dans cette roulotte. Un spectacle de marionnettes, une « petite forme » comme on dit dans ce milieu. Ils trainent les festivals… Le matin, ils retapent pour ramener du monde ; l’après-midi et le soir, ils jouent. Ils prennent pas plus de dix personnes à la fois : la caravane, c’est la scène et la salle, t’imagines un peu ! Mais comme c’est juste un petit quart d’heure, leur spectacle, ils le jouent plein de fois. Ils ramassent un peu de blé, parfois même pas mal. Ça paie le resto le midi. Un petit menu. Un petit extra parfois. Le soir, une fois bouclée la caravane, ils font la fête dans les guinguettes des festivals. Ensuite, ils vont ailleurs. Ils s’arrêtent n’importe où : sur les marchés, sur la place d’un village… comme ça vient. Ou alors ils suivent des gens comme eux qu’ils ont rencontré ici ou là… ils font un bout de chemin ensemble. Jusqu’à ce qu’ils se lassent. Ils ont depuis toujours l’idée d’un vrai spectacle pour enfant (pour enfant, c’est plus vendable, c’est subventionné, tu peux même te dégoter des contrats d’intervention en collège… c’est la sécurité de l’emploi du saltimbanque !) Là donc, ils sont en ballade. Pologne, États Baltes… dans leur camion. Olive, ça le fait trop rêver, ce genre de vie. Moi pas. Une roulotte au milieu de nulle part… dans le champ d’un bouseux, c’est comme si tu posais une assiette de lait devant le tas de fumier dans la cour de sa ferme. Deux minutes après, tu as dix mouches noyées dedans. La roulotte, c’est les fourgons bleus qu’elle attire. Le nombre de fois où tu dois te faire réveiller par un couple de moustachus vous avez vos papiers, m’sieursdam’ ! D’autant qu’avec moi ce serait plutôt Mesdames donc encore pire ! Non si c’est pour choisir une marginalité qui te met en vedette partout où tu passes, merci bien. Olive, lui, il s’y voit. Il aimerait bien faire comme eux mais en même temps il dit que c’est mort : que cette liberté qui n’emmerde personne, elle est en train de vivre ses dernières heures. Avec leurs nouvelles lois, ils peuvent te virer de n’importe où. Il est même prévu des sanctions à l’encontre des maires qui seraient trop coulants avec les marginaux stationnant sur la commune. Je suis né trop tard, putain ! Pour vivre cette vie libre et sans entrave qu’il considère comme la vraie vie, il dit qu’il est né trop tard.

Pourquoi on en est tous à pleurnicher sur un âge d’or qu’on aurait loupé ? Elle vient d’où cette sensation que l’éventail est en train de se replier, que tout se restreint, que tout se resserre autour de nous ? Je ne sais pas. Les temps changent. La vie change… et pourtant la vie, c’est nous. La vraie vie, l’avenir, c’est quand même bien nous ! C’est certes pas les vieux qui tapent le carton au bistrot en buvant de la Suze (je savais même pas que ça existait encore). Je ne sais pas s’il était idyllique, leur monde à eux, au temps de leur jeunesse, je ne veux pas le savoir. Ce que je sais c’est que le monde, c’est moi, c’est nous, c’est pas eux. Eux, c’est la France du passé, dépassée. La F(rance)! La vraie France, c’est nous !

Moi qui ne suis nulle part, les petits basanés qui zonent en bas des marches, les mamas en boubous, les asiats, les bronzés, et tout le flot d’origine indéterminée venu gouter le lait amer de notre paradis occidental.

Oui, que vous le vouliez ou pas, l’avenir, c’est nous. Nous tous qui ne savons même plus d’où nous venons, où nous voulons aller ni ce que nous foutons ensemble.

Comment on va faire ? Qu’est-ce qu’on va inventer ? Qu’est-ce qui est entre nos mains ?

Je ne sais pas.

Et ma place à moi, dans tout ça, elle est où ?

Aucune idée. Si, là où je me poserai. Là où on me laissera me poser (soyons réaliste).

Je ne suis pas comme Olive. Je ne crois pas que tout soit mort.

Au fond de moi je crois qu’il y aura toujours mille façons de trouver sa place. Il y en aura toujours, des marges.

Après bien sûr…

après ça dépend de ce que tu attends de la vie, ça dépend de comment tu te situes par rapport à la reconnaissance, par rapport à la consommation, par rapport à l’engagement en société.

Moi, je ne veux pas compter,

je ne veux pas apparaître,

je ne veux pas dépendre,

je ne veux pas me reproduire…

Alors quoi ! Le monde me tend les bras, pas vrai !

37

Ce matin, j’étais au local poubelle, en train de vider trois merdes et de jeter un œil à ce que les autres avaient balancé quand j’ai vu passer la voiture, très lentement, au ralenti… la voiture de Naj. Je me suis accroupie. Elle glissait comme dans un film. La musique de la menace en moins, c’est tout. Il est allé direct à la caravane. Il a frappé chez moi, ensuite chez Olive. Il n’était pas là non plus. Je ne sais même plus s’ils se connaissent, Olive et lui. De toute façon… Olive, il n’aurait rien dit. Pas de risque.

Je voudrais bien savoir comment il est remonté jusqu’à nous. Jacques ? Non, Jacques et moi, plus jamais on a parlé de Naj. Pas un mot. Et je ne vois pas Naj allant visiter Jacques en tôle. Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas.

Mais il va falloir qu’il me lâche, celui là ! Qu’est-ce qu’il me veut ? Qu’est-ce qu’il me trouve. Oui, je le regardais parader dans son costard italien… et je me demandais ce qu’il me trouvait. Qu’est-ce que je suis pour lui ? Il peut avoir les filles qu’il veut. Il a les filles qu’il veut… alors quoi ? Je suis quoi, moi, dans son jeu ?

Tout à l’heure, j’ai eu une montée de fiel… je me disais qu’il avait très bien pu lire ce journal, pendant que je dormais… Après tout, fouiner, c’est la base de son boulot. Et je suis sûre qu’il en est capable.

Depuis, je joue avec cette idée. La chasser me ferait du bien, sans doute. En même temps, je sais qu’il me faut l’avoir en tête, cette vision de Naj en train de violer mon intimité : pour le cas où me reviendrait la tentation de retourner me blottir, me réfugier…

Je ne crois pas que ce soit à l’ordre du jour. Ou alors, il faudra que je baisse encore vraiment beaucoup.

N’empêche… il reviendra, lui aussi, maintenant qu’il sait.

Alors, je me donne une semaine pour avoir changé d’horizon.

38

Je ne veux plus faire de gardiennage ni quoi que ce soit où je me retrouve seule. Je ne veux plus être toute seule. Alors, si je regarde objectivement la situation, je n’ai que deux solutions : soit je fais des saisons au noir dans l’agriculture, soit je bosse chez un particulier qui ne peut plus se suffire. Je ne vois rien d’autre.

Dans un cas, je suis exploitée, je me casse le dos, je me pourris les mains, je laisse tout mon jus au pied des arbres, au fond des sillons, au fond de mes bottes en caoutchouc. C’est dur. C’est mal payé. Et puis je connais la musique : je suis encore et toujours la fille seule, la marginale… la cible, quoi. T’as vu Sans toit ni loi ? Ben voilà, ça !

Dans l’autre cas, c’est moins dur physiquement, c’est moins sale (j’ai jamais eu de problème avec la merde), ça peut même être humain… le seul écueil pour moi, c’est la suspicion. Je ne supporte pas qu’on me soupçonne. Et les vieux, soit ils le sont eux-mêmes, suspicieux… soit ils auront toujours des enfants ou des petits-enfants ou des belles filles prêts à vous accuser de profiter de la situation. Je sais pertinemment que je leur volerais dans les plumes à la première remarque déplacée. C’est un risque : les gens sont tellement bas et malhonnêtes qu’ils présument que tout le monde l’est autant qu’eux. Du coup, ils ne font confiance à personne. C’est l’histoire du coucou (l’oiseau) qui commence à se monter tout un scénario pour planquer ses réserves, pour les changer de cache, pour laisser de faux indices menant à des provisions de cailloux… Et pourquoi tout ce cirque ? Alors ? Pourquoi, un jour, il se met à se faire des films paranos ? N’allez pas croire que c’est juste parce qu’il a découvert que ses collègues le pistaient pour le voler ? Pas du tout ! Un jour, par hasard, il est tombé sur le trésor d’un autre, allègrement il l’a pillé, jusqu’à s’en faire péter le bide… jusqu’au moment où il a réalisé que si lui… mais alors, les autres… Putain ! Bande de salauds, laissez mes graines en place ! Voleurs ! Et voilà, c’est en réalisant ce dont il était capable qu’il s’est mis à soupçonner les autres.

C’était la fable animalière du jour. N’empêche, c’est la pure vérité. Et pour les gens, le principe est le même. Les gens confiants, tu peux t’y fier. Les soupçonneux, non.

Je crois que je vais quand même tenter ça. Aussi bien je tombe sur une perle. Il me faudrait une mamie, une veuve, aussi seule que possible. Pas de personnel autre que moi. Pas de famille sur place…

On dirait que c’est moi qui passe une annonce, là. C’est la meilleure, celle là ! D’ailleurs, peut-être que c’est la solution, de passer une annonce.

Jeune femme sérieuse, sans enfants, assisterait personne âgée (Femme de préférence, valide ou non mais seule) Ménage, cuisine, bricolage, jardin, cuisine, lecture, promenade, jeux et surtout compagnie. Jour et nuit, à demeure. Diplômes de premier secours (qui ira vérifier), bonne culture, calme et enjouée (et alors, faut ce qu’il faut !) Offre très sérieuse. Appelez-moi. Rencontrez-moi.

Je vais faire ça. Dans la presse locale.

Je crois que je suis prête.

39

Evidemment, elle aussi elle m’a prise pour une rebeu. Sans cela serait-elle venue s’asseoir à ma table. Je les avais remarquées depuis un bon moment, toutes les deux, à l’autre bout de la cafete. Elles attendaient pour un parloir : elle et une femme plus âgée. Sa sœur, elle m’a dit. C’était la sœur qui avait son fils dedans. Moi, j’étais venue pour rien : Jacques était en rendez-vous avec un juge ou un avocat, je sais plus… pas pu me prévenir…

Quand ils ont fait entrer sa sœur, elle est allée se servir un verre d’eau à la fontaine tout en passant la salle en revue. Elle avait une façon de se déplacer, une assurance, une présence sensuelle qui m’a captivée tout de suite. Je lui ai fait un petit sourire, pas plus. Elle est venue. Une femme seule, une table un peu en retrait, une coreligionnaire… logique qu’elle n’ait pas hésité et se soit sentie en confiance. Elles portaient le voile, sa sœur et elle. La grande, juste un foulard couvrant les cheveux. Elle, un truc plus sérieux ne laissant à découvert que les yeux et une longue tunique unie. Pourtant, autant l’autre semblait éteinte, ligaturée comme un bonsaï… autant elle, Meyriem, quand je l’ai eue en face de moi ! Ces yeux !

Meyriem !… mais c’est Shéhérazade ! Deux millénaires de légendes colportées par les rêves, les regrets, les vantardises et les branlettes de tous les navigateurs de la Méditerranée ! Elle est belle, Meyriem ! Tu vois ça tout de suite, qu’elle est forte, sûre d’elle. Elle doit avoir une petite trentaine. Dès qu’elle a commencé à parler, j’ai vu que c’était une fille instruite… (construite, j’allais dire… mais c’est vrai qu’il y a de ça) moderne et ouverte. Un vrai bonheur. Presque un miracle dans ce lieu où confluent toutes les misères (les visibles et les invisibles. Toutes inavouables).

Au départ, on a parlé de tout et de rien : des hommes qui se flétrissent derrière ces murs, de la vie des quartiers, des mères, des sœurs, de la dureté du monde… est-ce que je sais… et puis tout à coup, sans prévenir… de la mort de papa. Oui, on s’est retrouvées à parler de la mort de mon père ! Je ne la connaissais pas, on papotait depuis une petite demi-heure… et voilà que je me retrouve à lui parler de la mort de papa alors que je n’ai jamais évoqué ce sujet avec quiconque. Pas même toi, ma sœur. Pas même toi.

On parlait librement. Je le savais que je pouvais parler librement avec elle. Il suffisait de l’avoir en face de soi pour comprendre qu’il y avait quelqu’un derrière… derrière l’image qu’elle donnait d’elle-même. Sa voix y était pour beaucoup mais il n’y avait pas que ça. Ce qui nous a conduites à aborder la mort de papa, c’est sa tenue…

Je l’ai attaquée sur le voile d’entrée ou quasiment. Ça l’a fait sourire. Elle a tellement l’habitude ! Et sa réponse m’a clouée sur place ! Elle dit que c’est pour être en paix. Que la règle, c’est la liberté. Que cet effacement total, c’est la liberté absolue. Effacement ? Tu veux rire ! T’arrives n’importe où, tu montes dans le tram… tu passes dans la rue… on ne voit plus que toi ! Enfin, pas toi. Justement, c’est pas toi que l’on voit, c’est ta tenue et tout ce qu’on imagine derrière… Les Bons Français voient l’extrémisme, la soumission, l’obscurantisme dont on vient à peine de se débarrasser ici… Et puis tes frères, ils voient la fille docile, cadrée depuis toujours et pour toujours…

Mais non, elle dit que non. Le problème, pour elle, ce n’est pas la tenue : c’est le regard, le regard des autres. Avec ou sans voile (et plus sans voile qu’avec) le regard des autres est chargé, toujours chargé… chargé de convoitise, chargé de jugement, de faim, de haine, de ce foutu héritage de domination… et que tout ça, ça te traverse, ça te distord, ça te modèle sitôt atteint l’âge fatidique… et plus encore lorsque tu n’es pas trop moche. Un temps, elle s’y est soumise, au regard des autres. Évidemment, ça te conforte, ça te remplit de fierté, de te voir belle dans le regard des hommes et des femmes. Et puis après ? Une fois que t’as vu que les dragueurs te chassent comme un trophée ; que les gars bien, tu les effraies ; que les bonnes femmes te jalousent…

Alors elle a décidé de s’en soustraire, de leur regard. À sa façon. Qu’ils s’en prennent à sa tenue, s’ils veulent ! Elle s’en moque. Elle, dessous, elle se sent pure et authentique. Elle se reconstruit à partir d’elle-même, non pas sous le feu croisé des convoitises et des jugements. Évidemment, pour ma part, ce n’est pas quelque chose que je suis sûre de pouvoir comprendre. Moi je vois juste que les jeunes rebeus qui me prennent pour une sœur à eux, crachent sur mon passage ou me foncent dessus pour ne s’effacer qu’au dernier moment… pour bien me foutre la trouille, pour me dire que je suis sur le mauvais chemin, que je suis une cousine perdue. Oui, moi, c’est ça ce que je vis. Et puis pardon, mais le voile, c’est tellement d’un autre âge… comme… comme la ceinture de chasteté ou des conneries de ce genre qui remontent au temps où les hommes géraient le corps des femmes…

Elle dit que la société des hommes régit encore et régira toujours nos corps : coiffure, teinture, fringues, maquillage, petits dessous… et jusqu’aux attitudes… en société et dans l’intimité. Tu finis par ne plus savoir ce qui, en toi, dans ta façon d’être, vient vraiment de toi. Tu vois ? DE TOI ! Tu es là, Bélisa, devant moi, au milieu de ce grouillement… est-ce que tu peux me dire ce qui vient vraiment de toi ? Ce qui est toi ?

Je ne peux pas répondre à une question comme celle-là. Je suis comme elle, je cherche des solutions pour être en paix avec moi même. Le plus souvent ça me met dans la position d’être en guerre avec le reste du monde mais bon…

On est paumées, toutes les deux. On ne veut pas se soumettre. On s’efface pour tenter d’exister. Moi, je me suis effacée de la surface visible du monde ; elle, elle a décidé d’en effacer son corps. Elle est en train de se reconstruire et de s’affirmer en effaçant son corps.

Pourquoi ? En fait, elle sort d’une histoire tordue avec un mec, avec un mec qui s’en foutait pas mal, du voile… qui s’en foutait pas mal de tout, d’ailleurs ; un mec largué, un beau gosse vide, elle dit. C’est au moment de leur rupture, qu’elle s’est voilée. Au moment où elle est revenue sur le grand marché des filles disponibles… À ce moment-là, elle a dit niet.

Donc, le voile, ce n’est pas pour un homme. Justement pas. Ni pour son mec, ni pour son père, ni pour son Dieu (à peine). Depuis qu’elle a largué son gars, elle vit seule. Elle bosse dans la création. Bijoux, gadgets, babioles. Elle dit qu’elle n’a jamais été aussi libre ! Comment pourrais-je comprendre ? Comment pourrais-je comprendre que se soumettre aux préceptes d’une religion puisse conduire à la paix ?

Elle dit que le respect de la tradition l’affranchit de tellement de pressions qu’elle regrette vraiment de ne pas l’avoir fait plus tôt. Oui, elle dit qu’elle est en paix avec elle même… elle se sent en paix.

Comme on se sent en paix lorsqu’on a enterré son père dans le respect de toutes les règles...

Elle me dit ça de sa voix rauque et douce, en me transperçant du regard. Comme si elle le disait juste pour moi. Comme si, dans les trois points de suspension, il y avait la fin de la phrase, à moi seule destinée : n’est-ce pas ? Sentant monter les larmes, j’ai allumé une cigarette. Elle venait de toucher juste. À ce moment-là, elle m’apparaissait comme une bohémienne qui serait venue me donner consultation et tenter de me mettre en règle avec mon passé. L’air me manquait. C’était comme respirer par la blessure, directement par le thorax… plus par la bouche, plus par le nez. J’étais mal.

Le décès de papa, même s’il était attendu, même s’il a pu apparaître comme un soulagement… fut une grande débâcle de chagrins qui ne se disent pas, de tracasseries dérisoires, d’embrassades qui ne sont que des diversions. Depuis, jamais je n’ai été en paix avec ça. J’ai toujours pensé…

que l’on aurait pu…

que l’on aurait dû…

Quoi ? Qui ? Moi ? Maman ?

Toujours est-il que nous n’avons pas respecté les règles, la tradition… et que ça me laisse dans la culpabilité… que la culpabilité s’est ajoutée au chagrin.

Ça m’a fait du bien de parler de ça. Elle me comprend, elle dit que c’est pareil le voile… Je ne vois pas bien le rapport mais bon…ça m’a fait du bien de parler de lui. Et qu’elle m’écoute.

Son point de vue sur le voile, je ne le comprends pas mais, venant d’elle, je l’accepte, c’est tout. Elle est sincère, cette fille. Elle sait ce qu’elle fait. Depuis combien de temps n’avais-je pas été confrontée à quelqu’un dont je n’approuve pas les choix, dont je ne comprends pas les positions ? Depuis combien de temps n’avais-je pas pris le temps d’écouter sans juger…

Pour moi, ces femmes sont soumises à une loi faite par les hommes, pour les hommes. En même temps, elle était là devant moi et je me disais que je ne voyais pas quel homme pourrait la soumettre ni la souiller. Je voyais seulement la splendide fille que c’était. Je sentais que ce corps dissimulé, soustrait… hurlait quand même à la vie et au bonheur. Et qu’il y aurait droit, lui.

Alors que moi…

Je finirai seule et conne. Sèche. Seule. Conne. Raide. Seule.

Voilà ce que je me disais.

Je lui en ai voulu de m’avoir amené à cette conclusion.

Je ne sais pas… un nuage a dû passer dans mes yeux à cet instant car elle m’a pris la main doucement.

Pour la provoquer, je lui ai dit qu’elle prenait des risques. Elle a souri. Elle a dit qu’elle voyait en moi et qu’elle n’avait pas peur.

T’es déjà sortie avec une fille ?

Qu’est-ce que tu crois, je suis faite comme toi…

Et alors ?

Ah ça… même ce que Dieu seul sait, restera sous le voile…

Elle me chauffait, en plus, la garce ! Je sais que j’aurais pu la suivre. Sûr, si elle s’était levée en gardant ma main dans la sienne, sûr, je l’aurais suivie. C’est simple, elle irradiait. Toute l’agitation autour de nous était suspendue. Il n’y avait que nous.

Oui, je l’aurais suivie. Je me sens si fragile en ce moment.

Quand sa sœur est revenue, elles ont commencé à parler en arabe. C’est là qu’elle a réalisé que je ne l’étais pas. Ou alors, tu l’es et tu ne le sais pas…

Après tout… qui sait ?

Sept siècles il a fallu pour en venir à bout du calife de Courdoue, comme disait la iaia pour illustrer le fait que rien n’arrive en claquant des doigts. Il n’empêche, c’est vrai. Sept siècles, ils y sont restés, les Maures… alors quel Espagnol peut jurer qu’il n’est pas un peu arabe d’un côté ou de l’autre ?

On s’est donné l’accolade. J’ai serré la main de sa sœur qui, contrairement à ce que j’attendais, était ferme et franche.

Je suis rentrée faire mes valises mais je n’arrive pas à m’y mettre.

Cette fois, j’y vais. Je vais partir demain. Ce soir, je fais mes adieux à Olive. J’essaie depuis un bon bout de temps d’écrire un petit mot pour Jacques mais je vois bien que je n’ai rien à lui dire. Et comme je sais que je n’attendrai pas jusqu’au prochain parloir… c’est mort.

Jacques, il va faire partie du lest, de ce que je vais laisser sur le trottoir. Qu’est-ce que tu veux lui dire ? Je pars ? Je regrette ? Y’a rien à regretter. Ravie de… ? Ravie de quoi ?

Mieux vaut qu’il pense que je l’ai lâché. Possible qu’il m’en veuille mais…

Je suis en train de penser… (mais de quel droit, bon sang !) bah ! il gagnera à se durcir, Jacquot. Franchement, je déconne ! Comme si j’étais en position de dire ce qui est bien pour les autres… alors que moi, là…

Allez !

Ce qui est sûr, c’est qu’il sortira bientôt. Il compte partir en Italie. Il a déjà un plan qui se dessine, dans la famille de sa mère…

Désolé mec, je suis passée en mode chacun sa peau !

Je ne suis pas sûre qu’il va comprendre mais je m’en fous… qu’il pense ce qu’il veut.

40

On a bu, on a mangé. On a dansé, on a chanté. On a fait l’amitié. C’était bon. Je me sens triste et toute molle. Et chavirée. Et chamboulée.

Olive, vient de partir bosser à l’instant : il est de l’équipe de nuit. Je voudrais voir le rendement ! Pourvu qu’il ne se fasse pas mal ! Dans leur entrepôt de la mort, il y a un blessé tous les deux jours. J’aimerais autant que ce ne soit pas lui. Ce que j’aurais pas aimé voir, c’est sa descente vers la zone ! Pas aimé être sur le porte-bagage du vélo ! Sacré Olivier ! Comme dit l’autre, on est pas sérieux quand on en a pris plein les dents.

Je sais même pas pourquoi je dis ça. Je crois que je suis un peu… un tout petit peu ivre.

Ivre ? Ivre de quoi ? Oh… de pas mal de choses. Pas que de vin, pas que de vin. Non.

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs

Ouf. Je crois pas que je vais écrire bien longtemps. Tout se brouille. Ça bouge, ça tangue… mais c’est marrant.

Never known a girl like you before 1

Putain ! J’ai des renvois de chansons, maintenant !

On a chanté ce truc comme des oufs, Enfin, lui il chantait. Moi je faisais les riffs de guitare avec la bouche. Heureusement que le camping est quasi vide ! Qu’ils nous connaissent, aussi, ceux qui restent. J’avais jamais chanté comme ça : à fond les ballons ! À pleins poumons ! On beuglait juste comme des cinglés mais c’était bon. C’était trop bon. Ça rince, moi je te le dis ! Ça devrait être obligatoire, chanter et danser et faire les fous !

1 Never known a girl like you before / Edwyn Collins

Putain, y’en a marre de la grisaille, de ces murailles, de cette mitraille qui nous vise…

Bordel, qu’il me grêle dessus si je repense avec tristesse à ces moments ! Ouais, qu’il me grêle des glaçons… et puis de la menthe… et puis du citron vert et puis du rhum… Allez ! Tournée générale !

Mojito pour tout le monde !

Ma pure, mon âme sœur…

Oups, encore une remontée ! Je peux pas me le sortir de la tête, ce truc… C’est une chanson qu’a composée Olive. Ensemble, on a cherché des musiques pour mettre dessus… ou dessous… des musiques, quoi ! Il a une guitare pourrie, il joue comme un épileptique avec des moufles mais bon… son morceau, il est bien… ça fait :

Ma pure, mon âme sœur,

assume la morsure

ma chair n’attend que ça.

Mords dans la veine bleue.

Mords dans la peine pure.

Mords, je te dis ! Mords !

Torture mes parties infirmes.

Ma sœur, mon âme russe,

arme ta bouche sure

arrache ta nourriture

au nœud de mon épaule, au bandé de la nuque,

au velouté du ventre, aux céramiques de l’aine,

mords où tu veux mais mords !

Ravage mes parties intimes.

Ma rouillure, ma peur,

meurtris, froisse, triture,

souille tes commissures

jusqu’au bout des ressacs, jusqu’au sac des rebuts,

et quand tu seras repue,

mords encore, chienne ! Mords !

Jusqu’à la flétrissure ultime, mords !

On a essayé divers refrains mais ce n’est pas encore au point. Des trucs du genre :

Taste my flesh (Chœurs : Mords, je te dis ! Mords !)

Taste my blood (Mords, je te dis ! Mords !)

(Les chœurs, c’est moi)

Find my vains (Mords, je te dis ! Mords !)

Feed my pains (Mords, je te dis ! Mords !)

Suck my bones (Mords, je te dis ! Mords !)

Suck my zones (Mords, je te dis ! Mords !)

Bite ! Bite !

Oui écrit en français par écrit, ça fait bite… mais bon… De toutes façons, pour le refrain, il n’est pas sûr. Je ne savais même pas qu’il écrivait des chansons. Et puis surtout j’étais loin de penser… que… enfin le thème… sex-sado-maso… non, je le situais pas dans cette ambiance, Olive. Comme quoi… Il chantait ça avec un air malicieux, provocateur à fond. Moi, je ne sais pas le chanter comme lui mais c’était fun. Je l’aime, cette chanson. Lui, ça lui sort un peu à la façon de Thiefaine, c’est à dire bien barré, bien destroy et bien sex. Et c’est costaud vraiment.

Mon âme sœur…

Luz. Luz. Luz.

Oui, il faut que je le dise, ton nom. Je pense à toi. Je ne t’oublie pas… c’est mon histoire qui tourne mal en ce moment… trop mal pour que je puisse être auprès de toi… dans ton histoire, je veux dire.

Moi, je sais que tu es là. C’est primordial. Demain, une page se tourne. Encore. Mais plus je tourne de pages, plus je suis dans les marges ! La seule chose que je ne sens pas venir, c’est si je vais me faire éjecter et tomber dans l’encrier ou bien partir en vrille dans la spirale ?

Je suis si fatiguée, Luz. Il faut absolument que j’aie décollé avant le retour d’Olive. Et puis quand même aussi que je dorme un peu. J’ai peur que Naj vienne renifler par ici à nouveau. Tout est bouclé. J’ai vidé la caravane. Laissé la porte ouverte pour le cas où il reviendrait fureter dans le secteur. Je dors dans la turne d’Olive. Ça me rassure. Je vais récupérer un peu, jusqu’au bus du matin. Après, je ferai du stop. Direction l’intérieur des terres.

Au moment où il partait, Olive, nos mains se sont cherchées : j’ai tendu le bras vers lui et lui, le sien vers moi… nos doigts ne se sont pas entrelacés, juste effleurés… peut-être même pas…et il est parti. Dans ce geste il y avait tout un monde de possibles qui surgissait et s’effaçait en même temps. Lui et moi, moi et lui, on ne l’a envisagé qu’à ce moment-là, qu’il y ait éventuellement autre chose derrière notre amitié. Et ce quelque chose, il tombait en poussière entre nos doigts qui se refermaient sur le vide. Ce qui n’était pas survenu, désormais ne surviendrait pas. Mais c’était là : cristallisé d’un coup dans ce contact ténu. Toute une histoire… qui aurait pu s’écrire si… qui s’est déployée et froissée dans un même élan, un petit geste de rien du tout. De ces choses qui se font sans que le cerveau les commande et qui disent bien plus que toutes les promesses. Bref… j’aime autant ne pas commencer à délirer là-dessus…

Ma conclusion (pour ce soir) : décidément, on ne capte pas tout !

C’était la citation de la philosophe qui ferait mieux d’aller se coucher.

Ma pure, mon âme sœur

Je sens monter les larmes. Je vais en laisser quelques unes sur son oreiller. Pas trop…

En tout cas pas de quoi rester.

41

Il y a, dans la roulotte, un petit va et viens qui me convient parfaitement. Qui va à l’écriture, qui va à mon état d’esprit, qui va à mon besoin de paix, de repos, de répit. Anton ne parle pas. Il fume et il chantonne, pas plus. Le voir sur fond de ciel, entre les rideaux à fleur de la petite lucarne, me procure une joie très pure, sans tâche et sans arrière-pensées. De temps en temps, il pose une question au chien assis à ses pieds ; quand ça monte, il encourage les chevaux ; c’est tout. Et c’est très bon. On avance sans avoir l’air d’avancer mais comme on ne sait pas où on va, ça n’a pas d’importance.

Anton m’a ramassée avant-hier dans un bled juste au-delà de la Durance, à la limite du département. Je séchais là sur place depuis un bon bout de temps. Ça fait… combien ? Deux jours et demi que je suis partie. Je perds le compte. Un jour entier pour arriver jusque là ! Tout hier avec Anton. Et puis aujourd’hui… C’est ça.

C’est devenu un peu chaud, l’auto-stop. Et encore j’ai pris les routes secondaires. Je ne voulais pas les routiers ni les livreurs, ni les représentants… pas les habitués des bords de route et des filles qui s’y retrouvent. Je voulais le gars du coin, le paysan, le père de famille, voilà… les petits bleds, la campagne, quoi. Et qu’on me foute la paix. Et malgré ce, bon sang, le bel éventail de fêlés qui m’a montée jusqu’ici ! Je ne veux pas dire par là des mecs tordus ni rien. Non, juste des fous. Des fous du boulot ou des fous du volant, des fous de l’OM ou des fous d’eux-mêmes. Que des fous ! Pas un pour sauver l’autre. À croire que pas un mec normal n’envisage de charger un stoppeur… ou alors c’est qu’il n’y a plus personne de normal dans le monde « normal » ! Je ne me rends pas très bien compte. Je suis en dehors de tout ce cirque social depuis si longtemps. Ou alors… (franchement, je me suis posée la question) ou alors c’est qu’ils sont tous en représentation. C’est possible aussi. Qui ose se montrer aussi prosaïque et banal qu’il est ? Bref, soit des fous, soit des faux. En conclusion, pas beaucoup de plaisir en regard du peu de kilomètres parcourus. Moi, par principe, je ne parle pas. Pas du tout avec les gars avec qui je monte et pas tellement avec les filles. Pas beaucoup plus. On fait un bout de chemin ensemble et basta, on va pas non plus commencer à déballer sa vie !

Anton, c’est différent. Quand je l’ai vu s’approcher, sa roulotte en forme de tonneau ; quand j’ai vu l’oiseau que c’était : immense, hirsute, basané, torse nu sous son gilet de cuir, franchement je me suis dit c’est quoi cet allumé ? et j’ai baissé mon bras. D’instinct. Il m’a regardé faire en inclinant la tête comme s’il s’y attendait, comme si on le lui avait déjà fait, le coup. Mais comme il sortait d’un chemin, il était pratiquement obligé de s’arrêter à ma hauteur pour entrer sur la route. Il m’a soupesée, mi-amusé, mi-hautain, le chapeau en arrière. Son clebs, un vieux chien noir ébouriffé, est venu au bord du marchepied pour me renifler, lui aussi. Je leur ai souri. Tu vas où, la belle ? Chais pas… vers le Nord. Si tu sais pas, y va pas… dommage, moi qui comptais sur toi pour me donner le cap ! Vers le nord, je te dis, tu m’as pas entendue ? Et donc ? Tu montes ou quoi ?

Quand je me suis assise à ses côtés sur le banc, quand j’ai vu à quel rythme on roulait, j’ai compris que c’était un autre trip. Lui, il ne demandait rien. Il avait le regard perdu loin devant. C’est moi qui ai commencé à parler… à poser des questions. Tu parles, une roulotte, forcement… t’as tout un monde d’images qui te vient à l’esprit ! Tu veux savoir. Alors on a parlé. Tout hier. On a parlé surtout de lui. De la vie qu’il avait menée. Tellement parlé, qu’aujourd’hui c’est comme si on n’avait plus rien à se dire. Je ne suis pas allée le rejoindre sur le banc. Je suis restée derrière depuis ce matin. Dans la roulotte d’Anton, j’avoue que je suis bien. Et j’ai enfin le temps de revenir vers le journal. Vers toi, ma belle.

Vers toi. Vers toi ? Est-ce vraiment vers toi que je reviens ?

Ça me fait une impression bizarre, comme si je n’avais plus rien à te dire, mon âme sœur. Comme si soudain tu n’avais plus cette brutale présence que tu as toujours eue depuis que je sais. Je réalise qu’il n’y a que pour moi que tu existes. Et encore. De moins en moins. Tu t’estompes… Je te jure, ça me brûle de dire ça. Quand j’écris, tu es là, tu es à mes côtés et pourtant… je ne sais pas… Je sens bien que, d’une certaine façon, toi aussi tu fais partie du lest qu’il faudra que je laisse derrière.

Comment je peux écrire ça ?

Pardon ! Pardon !

Pourtant, je le sais bien… un jour, un jour prochain, il faudra que je te laisse la paix de reposer, Angelito que en paz descanse, comme ils disaient. En paix… ouais… Il le faudra. Pour toi. Pour moi. Oui, il va falloir que je pousse mes rameaux fiévreux ailleurs que sur ta tombe dont je ne connais rien, que je ne verrai sans doute jamais. Où es-tu, Luz ? Moulée, fragile, pas plus grosse que mes deux poings, petite empreinte d’elfe, dans l’argile d’un cimetière parisien ? Ou alors, lovée entre les racines d’un cyprès en Provence, embaumée de parfums ? Rangée à plat, dans un tiroir en Catalogne ? Il n’y a plus personne pour qui tu existes. Pour la mère ? La mère, va savoir où elle en est de son silence, si elle en a fait le tour. Moi, je dirais que non. C’est pas parce qu’elle s’y est noyée qu’elle en a fait le tour. Au contraire. Si elle en avait fait le tour peut-être aurait-elle trouvé une sortie. Est-ce qu’elle cherchait une sortie ? Pas sûr…

Désolée mais tu n’as plus que moi, ma belle. Et moi… moi, je dois trouver mon chemin, désormais. Seule. Et me libérer de la peur.

J’ai compris hier que ce voyage, ce n’est pas, comme à chacune des autres fois, sauter d’un abri à un autre, dériver d’île en île en quête d’un refuge. Non, cette fois, c’est une coupure. Décisive. Je suis sur le point de sortir de la deuxième boucle du 96. Je l’ai parcouru deux fois, le nœud qui nous unit. À l’aller, au retour. Je sais qu’il faut que je le fasse, ce pas qui m’expulsera une bonne fois pour toute de cette histoire qui me tient arrimée à toi, entravée… Combien d’années que je ressasse tout ça ? Me reconstruire en repartant de toi, retrouver le chemin de la surface en m’agrippant à toi, le faire pour toi, le faire à ta place… c’est fini. Ce qui m’encercle, à l’heure actuelle est plus pressant que le défaut de toi sur lequel je me suis structurée. Tu vois ? Enfin… tout ça… je ne veux plus le faire.

Ça me fait tellement mal de dire ça !

Stop. Autre chose. Autre chose, par pitié !

Pour l’instant : faire le point. Revenir au concret… La route, par exemple… le voyage…

Avant hier, le décollage a été rude. D’abord, j’ai pris le bus bringuebalant qui monte vers le nord. Il n’y avait que quelques boutonneux et un couple de vieux qui n’a pas arrêté de se bouffer le nez pour des conneries (ouvrir ou fermer la fenêtre, garder la casquette au risque d’avoir chaud à l’intérieur et puis d’attraper la mort en descendant, manger le sandwich avant ou après…) Ça fait envie, n’est-ce pas ! Les gens, parfois, on jurerait qu’ils sont ensemble pour se pourrir la vie. Qu’ils n’ont pour s’occuper et se sentir unis que cette bile sucée/recrachée dans chaque inspir/expir. Le dépérissement…

Ça me fait penser que mon annonce a dû sortir… un vieux ou une vieille dans ce genre : qui n’a que des choses dérisoires et futiles pour s’exciter la cervelle et se polluer la vie, est peut-être en train de se dire en ce moment que… oui… que finalement, une assistante… et tente de m’imaginer. On verra. On fera le point ce soir. Je ne sais même pas si j’ai du réseau par ici. Ça m’étonnerait… paumé comme c’est !

On vient de passer les derniers contreforts. On laisse la vallée derrière nous. Le plateau, devant, est une carte postale, un décor d’un autre temps. C’est entendu, c’est magnifique. Il n’empêche, ça fait froid dans le dos. Ça empeste le moisi, ces vieilles pierres. Y’a pas à dire, on est quand même un putain de pays rural ! On a tendance à l’oublier, nous tous qui vivons en ville ou en banlieue. Bon sang qu’est-ce qu’il y a comme champs, comme vignes… et la garrigue, putain ! Et les forêts ! Des milliers de kilomètres carrés d’affilée, d’un seul tenant ou en morceaux. Moi, ça m’effraie toute cette terre. Ça pue le passé, la mousse, l’animal entravé. Là au milieu (dans une roulotte en plus !) je me sens comme si je courrais le risque de me faire avaler par un roman de Giono. Tu vois… avec des paysans, des rustauds pleins de cals, bien de chez nous, des filles-mères honteuses et à jamais dévouées, des malédictions, des secrets de famille pris dans les joints entre chacune des pierres des maisons, des vengeances qui courent sur dix générations, des proprios vicelards, des braconniers, des… brrr. Je déteste cette impression.

On vient d’entrer dans un hameau… je crois bien que la seule chose vivante, ici, c’est la fontaine. Il y avait quand même un chien mais il dormait. Et puis soudain, dans l’ombre bleue du lavoir retapé par le Conseil Général… une assemblée de spectres. Non, pas des vieux, justement ! Au contraire, des minots ! Deux filles, trois ou quatre gars, assis sur le dossier des bancs, silencieux, absorbés en eux-mêmes. Pas étonnés ni émoustillés de voir passer une carriole. Figés dans la pénombre devant les robinets d’époque. J’imagine tellement que c’est toute la jeunesse du bled, qu’il sont tous cousins ou frangins, qu’ils se retrouvent là toujours les mêmes, toujours pour ne rien faire de spécial (à part tuer le temps, peut-être) toujours pour commenter des trucs qui se passent ailleurs ! Et puis aussi… toujours pour vérifier qu’ils sont tous pareils, que rien ne bouge, ni dedans ni autour ! Quelle horreur ! Comment il fait, dans ce lavoir romain, dans cet étau de mémoire, celui qui ne pense pas comme les autres ? Celui qui ne voit pas la vie comme la voyait son père ? Il fait quoi le solitaire ? Il fait quoi le pédé ? Il fait quoi, l’artiste ? Et le poète ? Il fait comme Bob Dylan ? Il dit ce n’est pas vrai, ce n’est pas moi, ce n’est pas eux, ce n’est pas là que je suis né, vous faites erreur, ce n’est pas moi…je ne suis pas de là.

On les laisse dans leurs pensées de cire froide. On sort du bled en longeant un mur de pierres sèches. C’est beau, oui… c’est même très beau ! Et alors ? Un poirier tout tordu et tout noir est pris dans le bâti, cruellement déséquilibré par les tailles sauvages des cantonniers, année après année. Il reste quelques poires sur les branches du haut mais la plupart pourrissent sur la route. Le cheval noir en croque une du bout des dents, à grand bruit. Elle tombent avant même d’être mures.

Il y a plus de poires dans ce seul arbre torturé que d’avenir dans tout le département. Combien parviendront à la maturité sucrée, juteuse, du fruit doré ? Combien vont s’esclaffer sur le goudron ? Combien dans l’herbe ? Combien aux fourmis ? Combien aux guêpes ? Combien aux loirs ? Tout le fonctionnement de cette putain de vie est basé sur la déperdition des graines, depuis toujours, sur le sacrifice des fruits. Des fruits et des enfants. De toute éternité, tous les êtres vivants ont balancé des graines à tout va, sachant parfaitement que la majorité serait perdue. Pareil pour nous. Je me souviens qu’en maternelle, la directrice affirmait pouvoir distinguer au bout d’un mois de classe quel enfant ferait des études, quel était d’ores et déjà malheureusement perdu pour la France. Moi, j’étais dans la grande masse incertaine située entre ces deux destins tracés qu’elle savait détecter, qu’elle ne faisait rien pour infléchir, qu’elle savait ne pouvoir contrecarrer.

J’ai peur de l’avenir. Du passé et de l’avenir. Comment est-il possible qu’on laisse les enfants se perdre en route ? Puisqu’on le sait, qu’ils vont se perdre…

Je te parle. Tu existes pendant le temps où je te parle. Pourtant tu n’es pas là. Toi, tu es comme la fleur que le gel a séchée, ou la pluie, ou le vent. Toi tu n’es même pas venue à fruit. Moi, je suis la poire véreuse restée dans l’arbre. Jusqu’à quand. C’est quand que je tombe ? Ce que je sais… c’est que je ne vais pas murir. Tomber, oui. Un jour ou l’autre. J’espère tomber dans l’herbe…

42

Je n’arrête pas de repenser à ce gars qui m’a prise en stop à la sortie de Salon… Lionel. D’abord, je ne pensais pas qu’il allait s’arrêter. Sa caisse était à bloc : manifestement, il déménageait. Il y avait même, sur le toit, un petit frigo attaché avec de la ficelle à colis et de l’adhésif. Il penchait dangereusement, son barda. Et lui aussi. Quand il s’est arrêté, j’ai bien cru qu’il me le foutait sur les pieds, son frigo. Pour me libérer la place du mort, il a jeté à l’arrière un sac de sport aux couleurs de Lunch. Un truc horrible, rouge et vert qui collait pas du tout avec le personnage : un mec élégant, la trentaine, dégarni, avec des yeux tristes et mal assurés. Je lui ai demandé si, avant de redémarrer, il ne voulait pas qu’on attache un peu mieux son frigo. Ce qu’on a fait. Moi surtout. Lui, apparemment, les nœuds, c’était pas son truc. À se demander comment il ne l’avait pas déjà laissé sur la route.

Oui, lui aussi, il penchait, Lionel.

Quand on a redémarré, la radio s’est remise en marche. Une chanson… un truc triste, un truc que je ne connaissais pas et qui filait la chair de poule. Une fille, bouleversante, à fleur de peau. Il a éteint d’un geste rageur. Moi, je m’étais déjà calée dans mon coin, dans la position de celle qui n’en peut plus, qu’il faut laisser tranquille, qui va sans doute dormir un peu si vous le permettez. Et puis j’ai vu qu’il pleurait. Et moi, à côté comme une conne. Tu peux faire semblant de dormir quand un mec est trop lourd, mettons… mais là… d’entrée en plus. Impossible, je ne pouvais pas. Je me suis redressée en pensant qu’il allait se reprendre s’il sentait ma présence. Non. En fait non. Il pleurait doucement et sans se cacher. Du coup, il roulait super lentement. À tel point que j’avais l’impression que c’était moi qui tenais le volant.

Je ne quittais pas la route des yeux. Tu veux faire quoi ? Le confesser ? Parler de la pluie et du beau temps ? Le consoler. Non. Notre besoin de consolation est… merde ça me revient pas, la phrase. Notre besoin de consolation… bref. Au bout d’un moment, à force de regarder devant si fixement, si loin dedans, ses yeux ont fini par sécher. Je ne pouvais rester sans rien dire. On a parlé un peu. À peine. Pas grand chose. Il avait un regard fatigué, touchant… mais c’était pas le jour. Je ne pouvais pas la prendre en charge, sa peine. J’étais pas dans l’état d’esprit pour m’apitoyer.

Le peu que je sais de lui, je le tiens de ce qu’il a dit à un copain, au téléphone, pendant qu’on buvait un coup au bord de la route. Il venait de quitter un boulot. Un poste de cadre, si j’ai bien compris. Un premier boulot qui l’avait bien cassé. Il avait démissionné au moment où on lui proposait de prendre du galon. Il le disait sans forfanterie. Il avait l’air tellement dégouté ! Il disait qu’il allait réfléchir mais qu’il s’était trompé. Il lui a refait l’historique, à son pote, point par point. Pourquoi il démissionnait. Qu’est-ce qui était cassé. Tout le topo. J’étais sidérée : c’était tellement clair. Il avait dû le tourner des jours et des nuits dans sa tête pour que ça sorte comme ça : aussi précis, aussi argumenté. Je pense qu’il racontait cela à un ancien collègue, ou à un copain de fac… C’était le résumé d’un rendez-vous manqué, d’un espoir déçu.

A voté pour la première fois en 81. A été de ces fils de prolos qui, ayant fait des études supérieures, sont allés vers l’entreprise en croyant qu’elle était enfin en train de devenir humaine, l’entreprise ; qui ont cru qu’ils seraient la génération qui remettrait l’homme au cœur du système. C’était un moment d’euphorie, le moment où il sortait de son école pour débouler sur le marché du travail. L’état de grâce, ça s’appelait. Nationalisations, interdiction du travail temporaire, autorisation administrative de licenciement (?) Voulait en être, voulait la voir se déployer la participation, l’autogestion, les réseaux. Et qu’est-ce qu’il a vu ? Le cynisme du marketing, la sanctification de la pub, Bernard Tapie ministre de la ville, rempart contre le FN. Tapie, le dépeceur d’entreprise ! Et tous les mots, vidés de leur sens. Tous les espoirs et tous les idéaux, dévoyés, essorés ! Et le cynisme ! Et l’affairisme ! Et l’exploitation individualisée !

Ce dont il parlait, Lionel, je ne le connaissais pas. Ou du moins pas directement. Jamais bossé en entreprise. Je me souviens qu’effectivement en Mai 81, mon père pleurait comme une madeleine dans les bras de l’oncle José et qu’on a fait la fête toute la nuit. Moi, ça me passait au dessus de la tête. Mai 81 pour moi, c’est autre chose : mes premières règles. Aucune explication. Juste la honte et la peur. Grand soulagement autour de moi : tout le monde se demandait si ça allait venir ou pas… enfin… tout le monde… Passons. Pour moi : juste une peur de plus.

Lionel m’a invitée à prendre un pot dans une gargote au bord d’un canal. Quand il a raccroché le téléphone. Il a cru bon de s’expliquer. Je lui ai rien demandé mais il était tellement mal qu’il parlait seul pour ainsi dire, en regardant filer l’eau grise. Moi aussi, je regardais l’eau. Faute de pouvoir soutenir son regard. C’était la vieille eau sale d’un canal, sale comme si elle avait déjà servi ; agitée de tourbillons soudains. De temps à autre, passaient des melons défoncés, des écorces de pastèques. Il rentrait vers chez lui, dans l’Aveyron. Il ne sait même pas ce qu’il va faire. Il ne veut plus bosser en entreprise. Il ne veut plus se faire exploiter par une direction qui lui demande seulement de faire cracher la rentabilité en exploitant les gens qui sont sous ses ordres. Il se voit comme un traitre. Il est cassé. Il est paumé. Il n’a aucune idée de ce qu’il va devenir… mais retourner chez ses parents, ça… ça le fait pas rire, à l’âge qu’il a. T’as quel âge ? Je lui ai demandé. Octobre 61. Comme s’il ne savait pas son âge exact. (Comme moi, en fait : quand on me demande mon âge, je compte 5 ans de moins que ma sœur qui es de 61…) Pas du 17, quand même ! Ben si, pourquoi ? Rien, laisse tomber. T’es algérienne, c’est ça ? Et là, j’ai commencé à l’insulter, à le renvoyer dans les jupes de sa môman. Il s’est cassé sans me répondre. Il m’a planté là, ce con !

Il se dit que je n’ai jamais eu la moindre psychologie. Possible. C’est vrai que c’était dégueulasse… après l’avoir vu pleurer et renifler… c’est le manque de cœur… j’ai pas de cœur !

Et j’ai failli y prendre racine, au bord de cette putain de route. Et puis Anton est arrivé.

Tu le crois, Luz ? Ton jumeau !

Ça m’a troublée, cette coïncidence. Sur le moment, je lui en ai voulu, comme s’il m’avait volé quelque chose. Ou à toi. C’est n’importe quoi, je sais. Je sais. Mais c’est humain.

Parfois… souvent même… je me dis que ce que j’ai de plus humain, c’est le pire de l’humain.

43

On a pique niqué sous un grand chêne, avec Anton et Attila (Attila, c’est le chien). De tout ce qu’il m’a raconté hier, Anton, je me suis fait un film. Enfin, un film… disons que j’ai eu un flash. Pendant qu’on somnolait en attendant de repartir j’ai fait une sorte de rêve éclair. Un trip où il avait le rôle principal. Il m’a expliqué hier que son boulot consiste à aller de domaine en domaine pour s’occuper des chevaux. Non, il n’est pas gitan. Hier je lui ai demandé. Et qu’est-ce qu’il m’a répondu ? Je ne suis d’aucune race, je ne suis d’aucun pays, je suis du parti de ceux qui aiment la terre comme un fruit 1, bien fait pour ma gueule. Et ensuite, il a ajouté mais je mériterais de l’être. Elle est bonne. Jeux, set et match. Félicitations. C’est pas souvent que je me laisse prendre à ce jeu-là.

On a bien ri. Il est vraiment cool, Anton. Il ne demande rien à personne. Il fait sa vie. Quand il parle de son boulot, il dit : c’est la misère que je me suis choisie. Il a bossé un temps en usine mais y’avait pas moyen. Il a fait tout un tas de trucs, plus ou moins louches, dans les lignes ou hors des lignes, comme il dit. Il en est là. Il a sa roulotte, son clebs, ses chevaux et il va où il veut. Il s’est fait une clientèle. Quelques points de chute aussi, un peu partout… bref, on dirait qu’il ne s’en tire pas trop mal.

Mon rêve était centré sur lui, sur son boulot de maréchal-ferrant. Toute la troupe était là : le chien et les chevaux… Il y avait du feu. Un feu énorme. Naj aussi, il était énorme (plus grand encore et plus basané que de nature). Il était torse nu et il avait une chaine avec une patte de poulet ( ?) qui battait sa poitrine quand il laissait tomber son marteau sur le fer mis au rouge.

1 Serge Rezvani

Autour, il y avait des femmes en robes blanches, des bourges. Bien qu’il n’y ait rien de concret pour le prouver, aucune image, juste des impressions… j’avais la certitude que ça allait dégénérer, que ça sentait le plan cul. Ces bonnes femmes, elles étaient offertes, elles allaient se jeter sur lui. C’était évident. Tout le monde le savait. En me réveillant, j’étais en zone rouge… j’aurais aimé pouvoir me caresser.

Maintenant que je commence à me calmer, je me dis que j’aimerais pouvoir décrire ce rêve, le parcourir en écriture. Je crois que je suis plus frustrée de n’en avoir qu’une vision parcellaire que du plaisir que j’aurais pu me donner au réveil. J’ai envie d’écrire. Quand est-ce qu’on repart… que je puisse écrire.

44

Un jour où l’un de ses innombrables tantes lui demandait ce qu’il voulait faire quand il serait grand, il avait répondu Tout sauf du droit ! Sans chercher à comprendre, la tablée avait applaudi la formule et trinqué à son avenir. Pas plus qu’eux à l’époque – même s’ils étaient nombreux autour de la table à avoir tâté des tribunaux – pas plus qu’eux, il n’avait d’idée bien précise de ce qu’étaient des études de droit. Tout sauf du droit ! Par la suite, il s’était toujours demandé d’où lui était venue cette réponse.

Tout sauf du droit ! Au moment d’engager l’attelage sur le gravier peigné de cette cour classée, il se disait effectivement que ni le droit, ni la rectitude n’avaient été son fort, jusqu’ici. Pour qu’un saltimbanque de son engeance se retrouve un jour devant l’escalier monumental de cette demeure du XVIIIème, il en avait fallu des détours : quarante années de courbes et de tangentes ! Tout une vie passée à louvoyer pour quitter les eaux grises de la relégation.

Une porte fenêtre venait d’ouvrir sur la terrasse. Aussitôt, il fit un petit signe au chien pour qu’il se tienne tranquille. Mais c’était inutile : lui aussi avait appris à se tenir. Les statues de l’escalier semblaient ouvrir les bras vers lui. Alors il sauta au bas de la roulotte et mit son corps en mouvement vers la corvée qui l’attendait. Ses bottes usées jusqu’à la corde étaient plus poussiéreuses que le gravier. C’était exactement ce qu’il fallait. Madame la Comtesse, du haut de l’escalier, avait déjà les yeux rivés sur lui. Il le savait et il bomba le torse.

Elle lui avait proposé un thé glacé. Un vrai. Avec des feuilles au fond, des pétales en surface. Ils avaient échangé quelques banalités. À peine. Il importait de marquer une certaine distance. Et puis, le côté ours taiseux… ça faisait partie du personnage. Idem, les bottes montantes, le gilet de cuir noir à même la peau, le bijou en forme de patte de poule, le chapeau… tout un concept pensé et peaufiné. En trois ans de ce boulot, il en avait appris un bout sur la façon de se tenir chez les gens bien. Il se sentait à l’aise, maintenant. À l’aise à la seconde même où il débarquait. Assez rapidement, elle l’avait conduit vers ce qu’elle nommait par abus de langage le haras. Elle lui avait présenté les bêtes qui n’étaient qu’au nombre de trois. Elle avait déjà abandonné son petit ton de Madame. Elle babillait, elle minaudait. Lui, il ne disait rein. Le moins possible. Il observait. Il promenait sa main sur les croupes, enlaçait les poitrails, hérissait les crinières. Et puis il répétait après elle le nom des chevaux, de cette voix sourde venue du fond de la gorge qui avait – il le savait parfaitement – autant de pouvoir sur elle que sur les bêtes. Sans parler de l’accent ! Au bout d’un moment, elle s’était excusée : elle avait son cours d’œnologie. Accroupi dans la paille, sous le ventre lustré des juments, il l’avait regardée s’éloigner dans le contre-jour du seuil puis entre les pelouses au cordeau. À sa façon de marcher, il eut la certitude que le ferrage ne serait qu’une étape. Èvidemment.

Quand elle revint, il était à l’ouvrage, devant le brasero, les cheveux dans le vent, le chapeau en arrière. Au fond de lui-même, sans quitter la posture, il sourit en imaginant comment l’œnologue aurait analysé la subtile alchimie des odeurs : la corne carbonisée, la fumée âcre du charbon, la sueur de l’effort et puis son harmonique, à l’octave : la pisse des chevaux. Il disait cela sans savoir ce qu’étaient octaves et harmoniques… mais il savait qu’il y avait une part de vrai dans cette comparaison qui lui était venue.

Il plissait fort les yeux. De temps en temps, il s’épongeait de l’avant-bras. Pour n’avoir pas à lui répondre, il se faisait un devoir de ne pas l’écouter. C’était facile. À la dérobée, il détaillait son corps. Physiquement, elle était dans la bonne moyenne. Plutôt jeune encore. Un peu trop sèche, peut-être. Sinon, elle était comme toutes les autres. Seule, rongée d’ennui, vouée à vie à la futilité et cependant avide d’autre chose à en ouvrir la bouche sans se soucier du prix qu’il faudrait payer pour cet autre chose. Le prix, ce n’est jamais le problème. Une noyée. Comme toutes les autres. Des convenances, des engagements, des fréquentations, un mari aveugle, sourd et muet, vendu à une courbe de profit, un enfant, deux enfants que l’on n’a jamais su ni voulu toucher ; une lignée derrière, une lignée devant ; un nom de lieu comme nom de famille. Tout le contraire de lui.

Lui, dans sa famille, la seule voie tracée, était celle de la débrouille. Toujours trimer chez les autres, toujours à leur merci. L’héritage familial, c’était ça. Prendre ce qui se présente, changer d’emploi, de ville, de pays, de langue, s’il le fallait. Toujours à la même place pourtant : tout en bas. Quand il s’était agi de trouver une issue pour régler son cas personnel, la conseillère d’orientation avait proposé chaudronnerie ou chaussure, comme CAP. Elle devait en être à la page des CHAU au moment où il s’était pointé dans son bureau qui empestait la mort presque autant que la bibliothèque du collège. Alors avec tous ses boutons, avec tous ses complexes de fils de larbin et du haut de ses quinze ans de hontes imbuvables, il lui avait ri au nez en lui disant qu’elle était bien à plaindre de n’avoir rien trouvé de mieux pour elle-même que ce boulot de merde. N’empêche, il avait quand même fini par aller en Chaudronnerie. Chaudronnerie ?!? Qui t’as vu avec un chaudron, à part Panoramix ?!? Ses frères se foutaient bien de lui. Ce n’était pas si mal, pourtant, Chaudronnerie. C’était physique. C’était viril. Lui que la compagnie des mâles n’avait jamais passionné, avait fini par éprouver une certaine tendresse envers cette bande de bœufs en bleus de chauffe. De temps à autre, il revoyait même tel ou tel avec plaisir. Lui, évidemment, après le temps de l’apprentissage, il était allé voir ailleurs. Il avait touché à peu près à tout. Dans le cadre. Hors du cadre. En France ou à l’étranger. Un peu à tout. Le temps de vérifier qu’il n’était pas né sous le signe de Mercure (dieu des marchands et des voleurs). Alors il avait dû se rendre à l’évidence : faute d’avoir la bosse du commerce, faute d’avoir un quelconque diplôme à monnayer, il n’aurait, toute sa vie durant, rien d’autre à vendre que sa carcasse, ses bras durs à la tâche, ses jambes bien plantées. Enfin… sa chair, sa viande rude et docile par atavisme.

Il est bon, le vin frais du domaine. Surtout bu comme ça : à la régalade appuyé contre la roulotte avec cette bourgeoise qui vous mange des yeux, qui pose des questions. Des questions qui n’appellent pas de réponse. Ça va se faire. Il ne sait ni où ni comment mais il sait que ça va se faire.

Finalement, à bien y regarder, le ferrage des chevaux, c’était un peu la synthèse entre la chaussure et la chaudronnerie. L’idée lui vint soudain et l’amusa. Il laissa monter son sourire de loup. Bouche mince, dents de traviole mais très blanches illuminant d’une touche cruelle son visage métèque obscurci en retour devant les escarbilles. L’arme absolue, quoi ! Il frappe plus fort, monte haut la masse. Il se sent fort, invulnérable. Elle n’en perd pas une miette.

Non, à la vérité, ce boulot était le résultat d’une toute autre synthèse. De Barcelone, où il avait fricoté un temps avec les Zingaro, il avait ramené le virus des chevaux. Jamais plus il n’avait vécu ni travaillé loin d’eux. D’un autre côté, à Milan où il faisait office de videur dans un bar branché, il avait réalisé que s’il n’avait d’autre issue que celle de louer sa carcasse de prolo, du moins avait-il peut-être le choix du morceau de barbaque qu’il voulait faire entrer dans le deal. Une nuit où sa patronne l’avait traîné dans une boite échangiste sous prétexte que son mari n’aimait pas ça et que lui ne pouvait refuser, il avait eu la révélation. Quand il avait vu, dans les yeux de toutes ces bonnes femmes, l’envie, le désir, le besoin de chair ferme, de sauvagerie pure et simple, il avait compris qu’une voie nouvelle s’ouvrait devant lui.

Ensemble, ils avaient ramené les chevaux vers les stalles. Elle ne disait plus rien. Il allait falloir provoquer le moment où leurs mains se toucheraient par hasard… sinon… Sinon, ça allait encore trainer et il ne tenait pas à s’éterniser. Non qu’il ait peur d’être surpris en fâcheuse situation avec Madame. Non. Pas le moins du monde. Quand un déménageur emporte la vénérable commode de l’arrière-grand-tante, est-ce que Monsieur s’occupe du bourricot qui se ruine l’échine dans les escaliers ? Et quand l’ouvrier agricole sue sa soixantaine passée pour débiter le chêne séculaire que le vent a tombé, pour qui croyez-vous que Monsieur demande au chauffeur de ralentir ? Depuis qu’il avait croisé le regard des maris, dans les clubs échangistes les plus huppés d’Europe, il savait qu’il ne prenait aucun risque. Il l’avait vérifié maintes fois : alors même qu’il était sur leurs femmes, ils ne le voyaient pas plus qu’il n’avaient vu le déménageur et l’ouvrier. Dans la mesure où le travail était sérieux…

Il allait falloir que ça se passe. Le plus tôt serait le mieux. Mais comme il ne voulait pas d’histoires, il n’avait d’autre choix que de la laisser venir, venir un peu plus. Un peu plus mais… pas tout à fait quand même. Il n’était pas question de montrer à Madame que l’on était aux ordres. Le désir, c’était son rôle à lui, de le porter. C’était subtil comme commerce. Il y avait des codes à respecter pour faire mine de prendre de force ce qu’elle se payait. De toute façon, se qui se préparait était une corvée à laquelle il ne pouvait se soustraire que rarement. Il arrivait tout de même qu’il reparte une fois les chevaux ferrés. Cela ne changeait pas grand chose. Consommé ou non, leur appétit de viande vraie était sa carte de visite. Elles se passaient son numéro de thé en brunch. Tout était parfaitement réglo. À condition de se méfier des petites demoiselles qui, elles aussi, venaient souvent le voir marteler les fers, il ne prenait aucun risque. L’affaire était sûre, rôdée.

Il restait à jouer le dernier épisode et puis à encaisser. Le moment où elles lui donnaient le chèque était toujours tranquille. Bien plus qu’il n’aurait pensé au moment où il lançait cette activité. Il n’y avait pas la moindre ambigüité sur ce que payait leur pognon. Aucune remarque évidemment sur le montant. Sa réputation le précédait.

Il avait déjà en point de mire le demi-tour dans la cour illuminée par le soleil rasant et le départ à travers le vignoble roussi. La route ouverte en grand. Le chien, les chevaux, le confort spartiate de la roulotte. La belle vie quoi ! La misère qu’il s’était choisie.

Je me lis, je me relis, je n’arrive pas à croire que c’est moi qui ai écrit cette histoire. S’y entremêlent tant de choses : mon rêve, les confidences d’Anton, le souvenir du corps de Naj, les discussions entre papa et l’oncle José quand ils cherchaient des solutions… des solutions, oui, pour sortir de leur condition de manœuvres presque déjà cassés à 45 balais… tout est imaginé et pourtant tout est vrai puisque tout est en moi et puisque je le vois quand je ferme les yeux ! C’est magique !

C’est la première fois que j’écris autre chose que mon histoire, notre histoire. C’est la première fois que j’ouvre, que j’invente, que je regarde par dessus l’épaule d’un autre. J’ai l’impression que ce que j’ai découvert, c’est toute l’histoire, toute la géographie, tous les mythes… toutes les légendes… la littérature, quoi ! J’ai trouvé une porte qui ouvre sur la littérature et sur le monde entier. C’est dingue.

Aujourd’hui, quand je lis cela, quand je me vois capable d’écrire cela… je sais que j’ai passé un cap. Toutes les vies me sont possibles à partir de cet instant. Je peux être qui je veux. Je n’ai plus besoin d’être toi à ta place, toi en moins bien, moi à défaut de toi… non, je peux être qui je veux… tour à tour et simultanément. C’est comme si tout s’ouvrait. Je sais aussi que je peux parler à la terre entière, à l’humanité… et lui parler un peu d’elle, lui donner mes images pour qu’elle y rince ses yeux, la pauvre et triste humanité !

Je ne parle plus à un fantôme. Je ne parle plus seule. Je sais bien que te parler, c’est parler seule, Luz. Évidemment que je le sais.

Je regarde Anton et souris intérieurement en pensant à L’Anton qui vit dans mon récit, qui est lui et à la fois tellement plus que lui. L’avoir vu de si près et descendre si loin en lui. Sans me soucier de ce qui est vrai. Je suis comme une folle. Il me regarde en coin. Il doit se demander ce que je mijote. T’occupe !

Il veut que nous fassions un détour par un domaine. Une vieille dame qu’il connaît pas une cliente… une ex-cliente, il m’a dit. Très vieille, très dure avec tout le monde, un peu barrée mais très droite... et qui devrait me plaire, selon lui. On va bien voir. J’ai un peu peur.

Je laisserai le texte dans un coin de la roulotte pour qu’Anton le retrouve et le lise ( ?) une fois que je serai partie. C’est pour cela que je viens de le recopier dans mon cahier. J’ai mis un titre aussi : L’odeur du cuir.

Je ne peux pas m’empêcher de me relire.

Je suis conne quand même ! Une vraie gamine. La gamine qui s’enfonçait au plus obscur des bois et trouvait des trésors qu’elle ne cherchait pas.

Je ne cherche rien en écrivant. Sinon à me perdre, d’une autre façon. Me perdre et m’émerveiller.

45

Le domaine était exactement comme dans mon texte. Ça m’a rassurée mais en même temps ça m’a semblé des plus normal. Comme prévu, il a fallu remonter la colline, traverser les vignes, arriver jusqu’à l’aire gravillonnée en demi-cercle au pied de l’escalier et là, attendre que s’ouvre l’une des fenêtres de la terrasse… pile comme dans ma description. Il y avait un gros chien noir à l’ombre d’un massif. Il est venu en confiance. La vieille dame est sortie. Rachel, elle s’appelle. C’est une petite poupée délicate avec des yeux de rapace, une bouche sèche et pâle, des doigts très fins, un petit tremblement dans le corps et la voix et puis surtout, au-dessus de ce regard si droit, un énorme chignon de cheveux gris. Elle m’a serré la main et n’a pas lâché mon regard tout le temps où elle donnait l’accolade à Anton. Elle ne nous a pas invités à entrer tout de suite. Elle voulait d’abord descendre voir les chevaux. Anton l’a sortie de son fauteuil et la prenant contre lui. Il m’a fait signe de les attendre. Je me suis accoudée au balcon et je me suis demandé si j’avais déjà vu un paysage aussi beau. L’horizon était doucement incurvé vers le sud, côtelé irrégulièrement en fonction des cultures : vigne ou oliviers, biffé de quelques cyprès, de ci de là. Ce qui donnait trois nuances de vert sur l’ocre des collines pour arriver au bleu presque mauve du ciel. Plus une autre au-dessus, celle du pin qui dépassait du toit et couvrait de son odeur le coin moussu de la terrasse. Le bruit du vent dans les branches, la sève si haute à cette heure, les cigales pleines d’avidité... pas de doute, j’étais dans mon rêve.

Ils sont remontés. Elle m’a observée longuement. Quand il l’a reposée, elle a regardé Anton comme si elle lui demandait une dernière fois de se porter garant de moi. Elle m’a fait un signe de la tête et nous sommes entrés dans son décor d’un autre temps, dans cette paix peuplée de fantômes encadrés, de livres et de silence qui est mon refuge, depuis. C’est moi qui poussais le fauteuil. J’avais déjà la certitude que c’était elle, que c’était là.

Cela fait maintenant un bon mois que je suis auprès de Madame Rachel. Anton avait vu juste : nous avons mis très peu de temps à nous apprivoiser. Lundi, elle a demandé à l’infirmière de ne plus passer que le vendredi. Elle tirait la gueule, l’infirmière. Tant pis pour elle. Elle se trouvera une autre rente !

Ce matin, c’est moi qui ai remonté son chignon. Elle m’a laissé faire. Le soleil entrait par la fenêtre ouverte jusqu’au miroir où elle se coiffe. Il faisait frais encore. Il était tôt. Elle dort très peu. Moi, je m’en moque : j’ai toujours aimé me lever de bonne heure. Je me suis approchée pour proposer un châle à ses épaules, j’ai relevé ses cheveux qu’elle venait de brosser. Je les ai caressés, elle m’a laissé le faire. Son regard était loin dans le paysage, enfui par la fenêtre. M’eut-elle regardé que je n’aurais pas osé. Je trouve ça tellement classe, une femme de son âge qui garde ses cheveux longs. Tellement rebelle. Je lui ai fait un chignon à ma façon. Il était franchement de traviole. C’est bien. C’est presque mieux. Ça change. Merci, Meryem.

Oui, quand elle m’a demandé mon nom, j’ai dit Meryem. Je n’ai pas eu à dire grand-chose de plus. Elle n’a rien demandé. C’est elle qui parle… pas tant que ça, d’ailleurs… de temps en temps… le plus souvent du passé, de sa vie, de la vigne, de ceux qui s’en sont allés. Le reste du temps, nous lisons. Ou alors nous allons faire un tour sur le chemin de la pinède que j’ai entrepris de dégager pour allonger les promenades. Sinon, j’arrose les plantes, je bricole, je taille, je cueille… Le temps passe trop vite. Le soir, nous parlons, nous parlons… enfin, elle parle. Je me suis fait une place dans son monde de souvenirs, c’est comme si j’y avais toujours été. Quand elle me parle de tel ou tel, un cousin, un neveu, un arrière… elle ne réalise pas que je ne connais personne… mais je suis entrée dans le jeu. Je suis de la famille, j’y ai toujours été. Les journées passent. J’ai toujours plein de choses à faire. Il y a une voisine qui vient pour cuisiner. Je ne veux pas lui prendre sa place mais j’aimerais bien faire la cuisine aussi, au moins de temps en temps… on verra.

46

Le soir, j’écris. Tous les soirs, une fois qu’elle est couchée. J’ai compris une chose en écrivant L’odeur du cuir : que la meilleure façon de parler de toi, Luz… la plus belle, la plus vraie, la plus juste, c’est de faire de toi une égérie. Ta vraie histoire, si triste, si injuste… non advenue, inexistante hors les traumatismes qui nous en restent… qui peut-elle intéresser ?

Alors voilà, ce que je veux inventer, c’est la vie que tu aurais dû vivre. Juste restitution puisque j’ai toujours considéré que j’étais en train de vivre la tienne. L’histoire que m’a racontée Lionel, je vais en faire ton histoire : l’histoire d’une fille née en 61 (pas forcément le 17 octobre, pas la peine d’en rajouter avec ça, je suis en paix avec l’Histoire, désormais). Toi, en égérie d’une génération qu’on appellera X (afin que les sociologues écoulent leurs étiquettes) ; vous, centaines de milliers à avoir vu le jour à cette époque où le balancier s’apprêtait à repartir en arrière. Le progrès social, l’espoir, vous l’avez vu culminer avec vos parents, vous en avez bénéficié. Vous avez étudié, vous avez fait du sport, avez eu des loisirs, de l’argent, vous avez baisé sans le hérisson au-dessus de vos lits. On vous a incités à faire des rencontres, à découvrir le monde. Tout allait de l’avant, en montant, toujours en montant… et ce, jusqu’au moment où on vous a laissé les reines en vous disant allez, c’est votre tour… Tous les espoirs, tout l’investissement des générations passées dans vos carquois, À nous deux, le monde ! À nous deux, la vie ! et là… soudain vous réalisez que la voiture est emballée, qu’elle est déjà en train de plonger, et de plonger à reculons par dessus le marché. Et puis surtout que vous n’êtes pas de taille à la diriger. Vous ne connaissiez que la marche avant, le progrès. Vous n’avez pas même sorti les pieds pour freiner. Vous avez regardé vos parents sans comprendre. Ils s’éloignaient. Tout s’éloignait, tout se distendait, tout se complexifiait. Et vous étiez tellement seuls avec votre impuissance !

Moi, je n’ai rien à voir avec tout ce mouvement. Moi, j’avais déjà démissionné. J’avais pas pris le départ, j’avais pris la tangente. J’ai toujours été en dehors. À côté. Seule et hors course. Moi, je ne suis rien à la face du monde. Une ligne de fuite. Un sillage qui s’efface. Tout ce que je sais de tout cela, ce sont les gars et les filles que j’ai croisés qui me l’ont dit, qui l’ont vécu, qui l’ont subi. Lionel n’est que le dernier de la liste mais tous avaient le même sentiment de trahison, la même détresse sans consolation. Tiens, ça me revient d’un coup : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1 C’est ça.

Comme eux tous, Lionel porte un morceau de cette histoire sur ses épaules. Voilà ce que je veux raconter : à travers ton histoire inventée, leur redonner vie à tous. Je parlerai de moi aussi, bien sûr, mais au travers de toi. Nous serons tous présents : toi, moi, Jacques, Caro, tous les autres, ceux de l’enfance qui n’a rien laissé (ou rien de bon), ceux de la jeunesse qui s’en est allée et dont je préfère laisser sombrer le souvenir. Vous, vous tous qui m’avez fait aimer la vie et maudire le monde. Par toi, Luz et pour vous tous.

Et nous serons vengées de tout, ma sœur. Tu témoigneras aux yeux de tous et à la face du monde… tu existeras. Enfin, tu existeras, tu reprendras ta place. Et moi… on verra… moi, je veux écrire, c’est tout. Et vivre en paix ici, aux côtés de cette vieille femme qui ne m’est rien mais qui me réconcilie…

1961, je tiens à ce titre, 1961.

1961, c’est un beau titre. Je ne sais pas s’il est bon mais il est beau. Sur le papier, c’est beau 1961. Nous y sommes mêlées, toi et moi, ma sœur, mon avenir.

1 Stig Dagerman

Je n’ai plus peur, tu sais. D’abord parce que je sais que je vais te redonner vie. Ensuite parce qu’ici, je sais que je suis à ma place. Plus hors du monde que jamais… mais en sécurité. Entourée. Oui, c’est cela : je ne me sens plus encerclée, je me sens entourée.

Je n’ai plus peur, Luz. Je n’ai plus peur. J’ai laissé pousser mes cheveux. Ils m’arrivent au creux des reins. Je les laisse aller. Je me sens belle. Le chien Divo suit chacun de mes pas. Je ne sais plus mon âge, je ne sais plus rien de l’histoire ni de la géographie. Mon corps est plein de vie et silencieux. Je le nourris de gestes simples. Je ne veux rien savoir de ce qu’il se passera après. Je suis en paix. Je vis dans la chaleur silencieuse de cette femme qui me console en me laissant m’occuper d’elle. Et je n’ai plus à me défendre.

Hier soir, avant de monter se coucher, Madame Rachel a voulu voir la lune. Il n’y avait pas de lune dans le coin de ciel en face de la terrasse ni nulle part ailleurs. Il y a des jours comme ça. Mais il faisait bon. La nuit était pleine de vie. Le vent nous tenait l’une contre l’autre. J’avais mes deux mains posées sur ses épaules. Une phrase m’est venue en tête : encore un écho de chanson…

Tout est si calme, ce soir. Puis-je être émue ? 1

J’ai frissonné. Madame Rachel ne bougeait pas. Elle n’a pas posé sa main sur l’une des miennes. Pas aujourd’hui. Mais c’est comme la lune. Même lorsqu’elle n’est pas là, elle a le pouvoir de nous toucher. Elles n’y étaient pas non plus, les mains qui m’ont manqué, sur mes épaules… mais c’est comme la lune… ça n’a pas d’importance.

Les larmes sont venues d’un coup. C’étaient de bonnes larmes. C’était une belle nuit. Avec ou sans lune.

1 Alain Bashung / Élégance.

dani Frayssinet // 06 08 45 29 29 // danifrayssinet@orange.fr

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